Mise en scène : Sylvain Chiarelli ; par la Compagnie Préface ; Langres, 2012
Le spectacle met le théâtre, la musique et la danse au service d’une poésie vivante. Il s’offre également le soutien d’une création musicale et lumières originales.
Le Feu sur la montagne
Mise en scène : Ali Esmili ; avec Ali Esmili, Claire-Hélène Cahen,
Boutaïna Elfekkak et Tarik Ribh ; Fès, 2012
Montage composé d’extraits choisis dans Chroniques de la citadelle d’exil, Sous le bâillon le poème, Les Rides du lion, Le Fond de la jarre, ainsi que dans La Liqueur d’aloès de Jocelyne Laâbi.
J’entends le cri de l’homme
Atelier Théâtre Septentrion, dirigé par Robert Condamin et Jacqueline Scalabrini ; Vallauris, 2005
Montage composé d’extraits choisis dans l’œuvre du poète.
Le soleil se meurt
Théâtre d’Aujourd’hui, dirigé par Touria Jabrane et Abdelouahed Ouzri ; musique de Bakbou ; Casablanca, 1994
Le Retour de Saïda
Atelier Théâtre Septentrion ; Antibes, 1992
Journal du dernier homme
Lecture par Edwine Moatti et Denis Manuel ; Paris, 1988
Tiré des Rides du lion, roman.
Le Règne de barbarie
Compagnie du Mentir-Vrai, dirigée par Omar Tary ; Lille, 1988
Saïda et les voleurs de soleil
Atelier Théâtre Septentrion, dirigé par Robert Condamin et Jacqueline Scalabrini ; Antibes, 1987
Chroniques de la citadelle d’exil
Théâtre Expression 7, Guy Lavigerie ; Limoges, 1984
Histoire des sept crucifiés de l’espoir
Atelier Théâtre Septentrion, dirigé par Robert Condamin et Jacqueline Scalabrini ; adaptation théâtrale et prologue : Jacqueline Scalabrini ; masques : Françoise Pace, Véronique Pichou et Pierre Breustlein ; mise en scène : Robert Condamin ; Antibes, 1984
Va ma terre, quelle belle idée
Compagnie des Quatre Chemins, dirigée par Catherine de Seynes; adaptation : Ghislain Ripault ; mise en scène et musique : Ahmed Ben Dhiab ; avec Catherine de Seynes, François Marié (texte) et Ahmed Ben Dhiab (chant) ; Paris, 1983
– Théâtre du Sous-sol, dirigé par Rachid Daouani ; Maroc, 1995
– Théâtre de la Nuit blanche, dirigé par Dominique Marouseau ; Limoges, 1992
– Deuxième Compagnie des montagnes scabreuses, dirigée par André Riquier; Nice, 1991
Exercices de tolérance a été monté par
– Compagnie Nous jouons pour les arts (Strasbourg/Rabat). Mise en scène : Mahmoud Chahdi ; scénographie : Sara Rerhrhaye (version arabe, sous-titrée en français) ; Strasbourg/Maroc, 2011
– Compagnie Quartier rose, dirigée par Fernando Patriarca ; Colmar, 2001
– Théâtre du Sous-Sol, dirigé par Rachid Daouani ; Beni Mellal, Maroc, 1996 (version en langue arabe)
– Théâtre du Lamparo, dirigé par Sylvie Caillaud ; Tours, 1992
Le Juge de l’ombre a été monté par
– Compagnie Le Pet de Satan, dirigée par Marc Wetterwald ; La Brède, 2000
– Théâtre du Sous-Sol, dirigé par Rachid Daouni ; Beni Mellal, 1998 (versions française et arabe)
Volume réunissant Le Baptême chacaliste, 1987, Exercices de tolérance, 1993, et Le Juge de l’ombre, 1994.
Editions de la Différence, 2000.
« La poésie est sœur siamoise du théâtre », écrit Abdellatif Laâbi. Les deux genres appartiennent, en effet, au domaine de l’oralité, ils s’expriment pleinement dans l’agora. Du Baptême chacaliste, publié en 1987, où l’Organisation du jihad poétique chacaliste prenait les spectateurs en otages, en passant par Exercices de tolérance en 1993, qui s’ouvrait sur l’étrange rencontre de Shéhérazade et Rimbaud dans un hypermarché, jusqu’au Juge de l’ombre, où se prépare une opération d’assainissement du langage, c’est la barbarie sous toutes ses formes qui est fustigée. En mélangeant le conte oriental, le conte philosophique, le discours politique et celui de la bande dessinée, dont il joue souvent de façon parodique, Abdellatif Laâbi crée un théâtre totalement novateur.
Récit, Le Castor Astral, 2021.
Couverture : Asrar, œuvre de Nja Mahdaoui (2015).
Une traversée jouissive, voire débridée de l’époque qu’il a été donné à l’auteur de vivre, y compris le dernier épisode : le drame pandémique que le monde a dû affronter. La question de la finitude y est subtilement abordée par le truchement du conte célèbre du soufi persan du XII° siècle, Fariduddine Attar. Et ce n’est pas la moindre originalité de Laâbi que de traiter cette question avec l’humour sans tabou qui est le sien, aggravé par ce qu’il appelle en conclusion du livre «l’insolence de la vieillesse».
Le Livre imprévu
Réédition poche, Editions Points, 2017.
Editions de la Différence, 2010.
Abdellatif Laâbi est un écrivain imprévisible. On dirait que sa devise est de ne pas être là où le lecteur l’attend. Le présent ouvrage en est la parfaite illustration. S’agit-il d’un livre de mémoires, d’un journal intime, d’une relation de voyages, d’un récit avec un dosage ingénieux d’autobiographie et de fiction de soi ? À moins qu’il ne s’apparente au genre des confessions, dans le sillage de Saint Augustin et de Rousseau ? Voilà autant de vraies-fausses pistes où Laâbi, le sourire en coin, engage le lecteur. Son souci ? Faire en sorte que ce dernier mette ses pas dans les siens, devienne témoin et partie prenante de la nouvelle aventure littéraire et humaine qu’il lui propose.
Imprévu, de l’aveu de l’auteur, ce livre interroge avec un humour parfois ravageur nos modes de perception, de lecture, et nos questionnements. Traversée fulgurante des saisons de la vie, quête spirituelle, témoignage à vif, il nous replonge (chose cette fois prévisible venant de Laâbi) dans les convulsions de notre époque et ses combats salutaires.
Pourquoi cours-tu après la goutte d’eau ?
Prosoèmes ; avec des dessins de Mahi Binebine, Al Manar, 2006.
Laâbi livre ici un ensemble de textes, à mi-chemin de la prose et de la poésie — d’où leur appellation générique de prosoèmes —, qui témoigne de son engagement au service d’un humanisme poétique n’excluant ni vigilance ni fantaisie.
Le Fond de la jarre est assurément le livre que j’ai écrit avec le plus de jubilation. Je le portais en moi depuis longtemps, et souvent je me suis demandé si j’allais pouvoir le réaliser. Le défi était rude : comment, au vu de l’abondante littérature autobiographique d’hier et d’aujourd’hui, faire œuvre imprévue, reliant d’une part le vécu à l’Histoire et à l’état de la société, et faisant place d’autre part à l’imagination sous la surveillance bienveillante de la mémoire ? La réponse est survenue grâce au ton qui s’est imposé presque naturellement, tendrement ironique, facétieux à souhait, servi par une langue française accueillant pour l’occasion à bras ouverts ma langue natale, celle populaire de la ville de Fès. Du coup, la « comédie humaine » dont j’ai été, enfant, l’un des protagonistes, pouvait être rejouée (avec tambours et trompettes, c’est le cas de le dire) à plus d’un demi-siècle de distance, probablement pour une ultime représentation. Le Fond de la jarre en est l’enregistrement, et le « master », comme on dit en jargon technique. Alléluia, l’humanité de mes origines est ainsi sauvegardée, joyeusement !
Les Rides du lion
Messidor, 1989.
Editions de la Différence, «Minos», 2007.
Couverture : peinture de Mahi Binebine ; édition revue par l’auteur.
Le Chemin des ordalies
Editions Denoël, 1982.
Editions de la Différence, «Minos», 2003 ; édition revue par l’auteur.
Nous sommes au Maroc, en 1980. L’homme qui parle dans ce récit sort de prison. Sa voix est celle d’un être dédoublé : d’une part, l’ancien prisonnier qui garde en lui, inoubliable, le souvenir de l’univers carcéral ; d’autre part, le détenu à peine libéré qui retrouve l’espace, la lumière, ses semblables, qui s’étonne, s’émeut, se réinsère peu à peu dans le mouvement du siècle. Qui a retrouvé aussi sa femme, la fidèle compagne lointaine des années sombres, et c’est l’occasion pour l’auteur, dans un tout autre registre, de doubler sa narration de pages lyriques d’une force contenue exceptionnelle.
« Maître de son art, Laâbi met à nu notre désir inavouable d’en savoir plus sur la souffrance des autres, et nous confronte à nos misérables habitudes de lecteur frivole en explorant simultanément les ténèbres et la lumière aveuglante, en caressant d’une même main l’espoir et la désillusion, en traitant la chronologie comme matière convulsive. »
Le Nouvel Observateur
L’Œil et la Nuit
Editions Atlantes, Casablanca, 1969.
Editions de la Différence, «Minos», 2003 ; édition revue par l’auteur.
Si l’on excepte Le Règne de barbarie (recueil de poèmes écrit entre 1965 et 1967), L’Œil et la Nuit représente pour moi une sorte d’acte de naissance littéraire. Publié en 1969 au Maroc au moment où le mouvement de la revue Souffles battait son plein, ce livre a été un véritable manifeste. Par sa forme comme par son contenu, il opérait une subversion dans le champ littéraire de l’époque et poussait sans ménagement l’expérience de l’écriture au seuil de l’inconnu. Aventureux, orphelin de modèles, je pense qu’il a contribué à l’œuvre de décolonisation culturelle et permis à la littérature marocaine de s’insérer sans complexe dans l’aventure de la modernité. Si j’en parle ainsi (sans fausse modestie), c’est qu’aujourd’hui je suis en mesure d’être aussi un lecteur comme les autres de ce récit.
« Pourquoi suis-je encore là à vouloir extraire de mon être ce qui aurait quelque chance de « faire sens » ? »
Loin d’être l’aboutissement d’une œuvre, ce nouveau livre tend une main pleine d’espoir vers un avenir meilleur.
La Terre est une orange amère
Le Castor astral, « Poésie », 2023.
Ce manifeste contre l’obscurantisme et l’intransigeance d’où qu’ils viennent tire dans les pattes de toute forme de violence, porte la pensée dans la plaie, stigmatise la bêtise et la tyrannie, la prétention, le faux sérieux. Laâbi célèbre aussi le rire, la beauté, le grain des choses, la vie, allant jusqu’à aider le lecteur dans ses tentatives d’évaluation personnelle, comme une petite lampe qui garantit la lucidité dans la tempête. Des pages souvent bouleversantes, écrites à l’encre grise du désarroi, mais qui espèrent encore, peuvent se lire comme des leçons sans morale que l’on n’oubliera pas de transmettre aux jeunes gens en âge de débattre de leur chère liberté.
Béatrice Libert Le Journal des poètes
La poésie est invincible
Le Castor Astral, Poche/poésie, 2022.
Préface et Carte d’identité poétique, de Jacques Alessandra.
Accompagné de quatre photos.
J’ai deux langues
Dans l’une
j’écris avec de l’encre normale
Dans l’autre
j’écris
entre les lignes
avec de l’encre invisible
Presque riens
Le Castor astral, 2020. Illustration de couverture : Mohammed Kacimi.
Dans ces Presque riens, Laâbi se tourne vers son passé, se souvenant de son père, « dans son échoppe/ d’artisan sellier à Fès » , et se projette dans l’avenir quand il se demande : «… Que restera-t-il de ce qu’il a écrit/ disons dans cinquante ans ? » L’heure est aussi de dresser la liste des regrets, comme celui de « ne pas avoir eu la témérité/ de m’évader de prison/ pour faire la nique au tyran/ et vivre jusqu’à l’ivresse de la folie/ les huit ans et demi qu’il m’a volés ». Mais c’est aussi un livre d’aujourd’hui, dans lequel le poète promène sur le monde un regard plein d’optimisme : attitude peu aisée, convient-il, et qui relève même, dit-il, d’un « sport/
de haut niveau » .
Libération
L’Espoir à l’arraché
Le Castor astral, 2018.
Les cinq sections qui organisent le recueil — La coupe –Face au désastre –Le poème, comme il vient – Elle – Acquit de conscience — forment un ensemble organique. Les poèmes ne se juxtaposent pas, ils s’interpellent. Tressaillements de la même humanité, issus du même mélange d’espoir et de tragique, pétris au même refus de l’intolérable, ils dialoguent, se relancent d’une page à l’autre dans un voyage unique vers la lucidité. L’écriture fonctionne comme une deuxième nature, permet au poète de tirer argument de sa propre expérience jusqu’à se réinventer, redevenir « analphabète » de lui-même et des autres. Ainsi chaque poème de L’Espoir à l’arraché réactive en lui tous ses possibles, le tire vers une fraternité neuve, l’ouvre et nous ouvre à la conscience hospitalière du monde.
Jacques Alessandra Al Bayane (Casablanca)
Le Principe d’incertitude
Editions de la Différence, 2016.
Le Principe d’incertitude n’est pas un énième recueil de rimes à la demande, ni un espace supplémentaire pour suffire aux déploiements de l’ego du poète. Il s’agit d’un concentré de missiles laconiques de celui qui, conscient de l’inutilité du verbiage, en finit avec les longs discours. Combien de pavés faut-il pour exprimer le dégoût? La lassitude ? Un poème suffirait : Je suis encore là vivant je crois si peu vaillant «Être ou ne pas être» n’est plus ma question Il y a plus inquiétant une interrogation qui me brûle les lèvres et que j’ose à peine formuler : Me suis-je trompé d’humanité ?
Fadwa Misk La Vie économique (Casablanca)
L’Arbre à poèmes (anthologie personnelle 1992-2012)
Préface de Françoise Ascal. Editions Gallimard, 2016.
La poésie de Laâbi est incarnée, vibrante de toutes les passions humaines, elle va droit à l’essentiel, n’a peur de rien, se joue des modes esthétiques, de l’air du temps, du politiquement correct, elle témoigne avec simplicité de ce qui est complexe, elle explore sans répit la condition humaine, entre misère et grandeur pascalienne, et souffle sur nos capacités de résistance comme sur des braises.
Cette poésie s’engage mais fuit les mots d’ordre. Elle cultive la colère autant que la douceur, la révolte autant que la compassion. Elle pratique l’humour et l’autodérision mais ne craint pas d’affronter avec gravité les questions métaphysiques. Elle se tient debout face aux turbulences — qu’elles soient historiques ou intimes. Bref, entre ses vers, court une invite à ne pas céder.
Françoise Ascal (extrait de la préface)
La Saison manquante, suivi de Amour jacaranda
Editions de la Différence, 2014. Avec 13 encres de Claude Margat.
La Saison manquante et Amour jacaranda ont une troublante gémellité. Aucun thème n’est fermé sur lui-même. Ils s’ancrent au plus intime de la condition humaine. Il en va ainsi des métaux rares de l’amour, qui ne peuvent se fondre que dans le creuset où la vie et la mort connaissent la même transmutation. Il en va ainsi du combat incessant pour la liberté qui, sous peine de se scléroser, devra se faire impertinent et, pourquoi pas, jouissif. L’inattendu cher à l’auteur prend ici un tour paradoxal : il consiste en une sorte de fraîcheur de la maturité.
Zone de turbulences
Editions de la Différence, 2012.
Quelle est cette « zone de turbulences » objet du nouveau livre d’Abdellatif Laâbi ? L’intérieure, à laquelle l’œuvre de ce poète nous a régulièrement conviés ? Celle que traverse aujourd’hui, avec des heurs et malheurs, l’humaine condition ? Celle où notre planète se trouve emportée et dont le dérèglement climatique est un des signes les plus patents ? Pour pertinents qu’ils soient, ces questionnements n’épuisent pas la matière ample, presque démesurée, de ce livre où la poésie reprend parmi ses droits premiers celui de narrer l’aventure humaine en vue de la transmettre. La langue, pour ce faire, brasse différents registres, de l’aphorisme au trait d’humour, de l’indignation abrasive jusqu’au chant aux résonances de cantique.
Œuvre poétique II
Editions de la Différence, 2010.
Dans sa préface à l’Œuvre poétique I, publiée précédemment par les Éditions de la Différence, Jean-Luc Wauthier aboutissait à l’appréciation suivante : « L’œuvre de Laâbi forme une continuité spirituelle qui exige d’être prise dans sa globalité fondatrice. » C’est donc en bonne logique que ce deuxième volume voit le jour. Y sont repris les recueils que le poète a produits depuis le début des années quatre-vingt-dix jusqu’au milieu de la présente décennie. En usant de la métaphore de l’arbre, on pourrait affirmer que le volume I est celui où, de cet arbre, nous ont été révélées les racines profondes, enchevêtrées, ainsi que la nature de la terre humaine qui les a nourries. Avec le second, c’est à la fois sa stature réelle, sa frondaison, ses fruits doux-amers et jusqu’à l’ombre qu’il dispense qui nous deviendront familiers.
S’il y a une force évidente de la poésie de Laâbi, c’est qu’elle parle immédiatement, de l’intérieur, à celui qui l’accueille. La seule matière dont elle est pétrie, c’est l’humain qui n’est étranger à personne. Et c’est par cette proximité-là, et non au moyen d’un art qui n’a d’autre finalité que lui-même, qu’elle touche à l’universel.
Tribulations d’un rêveur attitré
Editions de la Différence, 2008.
L’essentiel d’une œuvre comme celle d’Abdellatif Laâbi réside bien dans ce qu’il nous reste à découvrir d’elle autant que dans ce qu’il lui reste à découvrir de nous. Gagnée sur le chaos, bâtie sur les ruines de soi et du monde, sa poésie, comme toute création véritable, a quelque chose de l’intuition, de la connaissance spontanée, de l’irrationnel. Un livre, un poème, un tableau, sont des possibles à portée de main, à portée du délire. Et à une époque où l’amoralité et l’arrogance ont force de loi, on a besoin de rêveurs et de la terre de valeurs qu’ils promettent. Créer est décidément un acte politique. Un acte de résistance.
Avec Mon cher double, Abdellatif Laâbi enracine le double au cœur de son quotidien. Il y devient une sorte de présence facétieuse que le narrateur n’ose remettre à sa place. Et c’est bien de place qu’il s’agit, de siège, puisque le poète reste debout dans sa chambre, face au double qui s’est installé sur sa chaise. Pire, il se mêle des mots du poète et s’insinue dans la part la plus intime de lui-même.
Le poète explore ici les modalités du double avec une lucidité teintée d’humour, d’ironie qui traverse tout le recueil avec beaucoup de force.
Avec ce premier volume des œuvres d’Abdellatif Laâbi, éditées ici selon l’ordre chronologique, le lecteur va pouvoir suivre enfin la genèse et le déploiement d’un destin poétique hors norme, marqué au fer rouge de l’Histoire. Si un tel destin a pu toucher, au cours des trente dernières années, un lectorat de plus en plus large et fervent, ce n’est pas simplement par la charge des épreuves et la levée des espérances qu’il a su faire partager, mais plus encore par une parole prégnante qui permet au poète d’atteindre la juste mesure de vérité touchant à l’universel. Pétrie d’oralité, incandescente, syncopée, toujours travaillée avec la minutie d’un artisan créateur, la langue d’Abdellatif Laâbi tranche à l’arrivée par cette simplicité déconcertante grâce à laquelle on reconnaît qu’une voix singulière hante à son tour les sentiers de l’aventure ininterrompue de la poésie.
Ecris la vie
Editions de la Différence, 2005.
Repris dans Œuvre poétique II.
Accompagné de dessins de Mohammed Kacimi, Al Manar, 2004.
Repris dans Œuvre poétique II.
Graphismes de Mohammed Kacimi, poèmes d’Abdellatif Laâbi ? Pas si simple. Livre certes d’amitié et de ferveur mais hélas entre sa conception, au début de 2003, et sa réalisation, à la fin de cette même année, Kacimi, l’ami et le complice, a décidé d’aller habiter un autre règne, celui justement que le poète inlassablement interroge, scrute, redoute. Mais, juste avant de faire le grand saut, il a eu le temps d’illustrer ou plutôt d’ébaucher la marque d’une interrogation jumelle. De ce dialogue, « ce livre, note Laâbi, ne présente que l’ébauche. Mais ce que [Kacimi] a réussi à exécuter auparavant (reproduit ici intégralement) nous saute à la gorge et nous éblouit. C’est comme si, dans une dernière envolée de tout son corps et son esprit, Mohammed Kacimi avait réussi enfin à traverser le mur de la lumière ».
Editions de la Différence, 2003. Repris dans Œuvre poétique II.
D’aucuns s’étonneront de cette veine érotique chez un poète dont ils ont eu tendance à réduire l’œuvre à l’expérience de l’enfermement et aux accents de la profération. Peut-être m’ont-ils mal lu jusqu’à maintenant ou m’ont-ils lu selon ce qu’ils attendaient de moi. Pourtant, imprévisible, je le suis depuis longtemps, non par coquetterie intellectuelle, mais par déontologie oserais-je dire : remise en question permanente, quête de formes nouvelles, exploration minutieuse de l’inépuisable champ de la littérature.
Qu’on ne fasse donc pas semblant de s’étonner. Avec Les Fruits du corps, impossible de passer à côté de l’un des leviers de ma propre matière littéraire : l’amour dans toutes ses acceptions, l’appréhension sensible et sensuelle des êtres et de tout ce qui peuple l’univers. Ce livre se dresse contre l’hypocrisie et le consumérisme. Il chante à voix basse l’apothéose de l’union des corps, dans la douce-violente folie d’aimer.
Editions de la Différence, 2003. Repris dans Œuvre poétique II.
Ecrit entre 1999 et 2002, L’automne promet se déroule comme un journal intime et public à la fois. Cette forme souple et inhabituelle en poésie m’a permis de mettre en correspondance dans un nouveau registre deux éléments permanents de ma démarche : la quête intérieure et le souci de la condition humaine. Les interrogations sur l’identité, l’exil, le sens d’une vie sont ainsi situées dans l’espace et le temps. L’histoire immédiate avec son cortège d’incursions barbares relie ces questionnements à la marche de l’humanité, à ses impasses et aux menaces qui pèsent sur elle. Mais dans ce recueil, l’ironie, parfois l’autodérision, sont là pour maintenir la lucidité qui reste compatible avec l’espoir.
Avec des dessins de Abdallah Sadouk, préface de Françoise Ascal, Al Manar, 2002.
Réédition : 2018.
Parmi les objets élus, très peu relèvent de l’enfance, ou de l’héritage, au sens propre du terme. Ils ont essentiellement partie liée avec l’âge adulte et sa liberté. Ils ont été découverts et choisis en complicité avec la femme aimée. Ou bien des artistes-amis les offrirent. Ils jalonnent une vie de partage. Ensemble ils ont traversé les épreuves, connu les mêmes errances, voyagé de concert.
Abdellatif Laâbi n’a cure de la frontière entre artisan et artiste. Il salue et élève au rang d’œuvre d’art un encrier de terre cuite, un coussin, une chaise ancienne, objets que nul ne songeait à célébrer dans les années soixante, sous la poussée aveuglante du « modernisme » obligé.
Editions de la Différence, 2000. Repris dans Œuvre poétique II.
Quel est ce périssable, en poésie, qui la met au niveau de toutes les autres œuvres humaines ? Même si la question n’est pas formulée, le facétieux du titre en tient lieu.
Après Fragments d’une genèse oubliée, poème-livre au souffle épique, disons-le sans rougir, j’ai éprouvé le besoin de souffler, de ramener la parole au registre du murmure, du bruissement de l’être, de serrer la vision pour la braquer sur tous les éphémères. Ayant lu ce recueil, une amie (Huguette Devalière) m’a écrit ceci, qui me comble par sa complicité :
« L’art de la phrase coupée en quatre. Quelques mots à peine cuits autour d’un émincé d’idée débarrassé de toute matière grasse… Il y a comme une urgence de l’époque à sauver les insignifiances, les plaisirs minuscules, les destins ordinaires. On est devenu des ramasseurs de miettes, on picore dans l’angle aigu de l’âme. On rassemble la glanure des frissons, des sensations élémentaires, des joies simples qu’on s’applique à moudre en farine légère… On en a fini avec toutes les vastitudes où l’humanité s’est fourvoyée. On revient aux valeurs sûres : les fourmis, les petits pois, la naissance des seins. On suit les cailloux blancs d’un sentier qui ramène à la maison. On a dix mille ans dans les jambes. »
Paroles d’aube, 1998. Repris dans Œuvre poétique II.
Je n’ai pas envie de défendre, encore moins d’expliciter ces Fragments d’une genèse oubliée, de participer à cette supercherie qui consiste à faire croire que le poète est maître à bord de ses écrits, qu’il en détient toutes les clés et peut à loisir en dévoiler les arcanes.
Il arrive qu’un poète se trouve désemparé devant le texte qu’il vient d’achever au lieu d’en ressentir quelque soulagement ou plaisir. Ce sentiment est encore le mien aujourd’hui.
Je sais par contre que ce livre m’a déjà poussé vers d’autres territoires de l’écriture où la quête de soi et du monde ne pourra qu’être plus exigeante. Il a donc réalisé son effet d’ébranlement.
Avis au lecteur qui cherche dans un texte autre chose que la confirmation ou le bercement.
Le combat pour les libertés individuelles a connu chez nous un véritable regain au cours des dernières années. Bien des tabous ont été levés et l’éventail des libertés revendiquées ne cesse de s’élargir. Mais il en est une, à savoir la liberté de conscience, vis-à-vis de laquelle des hésitations subsistent. Malgré quelques prises de position et des initiatives courageuses en sa faveur, elle n’est pas encore portée par un mouvement d’opinion d’envergure. Elle gagnerait donc à être mieux explicitée comme un des droits fondamentaux de la personne humaine, un indicateur éloquent de l’enracinement de l’Etat de droit dans un pays, ainsi que du degré de l’accomplissement civilisationnel atteint par une société.
Or la liberté de conscience, si elle était reconnue, nécessiterait, pour la garantir, l’adoption des règles de la laïcité. C’est pour cela qu’il est devenu urgent de nommer les choses par leur nom et de mettre en avant la question de la laïcité, au même titre que les autres préalables dont dépend la construction du projet démocratique.
La laïcité devrait une fois pour toutes être comprise non comme un athéisme militant, une hostilité déclarée aux croyances religieuses, mais bien au contraire comme un devoir fait à l’Etat d’être le garant et le protecteur du libre exercice des croyances dans leur diversité, et également, cela doit être dit clairement, de la non croyance. Toute atteinte à ce libre exercice, toute pratique et tout discours de haine à son encontre devront être sanctionnés par la loi.
Une fois cette clarification faite et la vérité rétablie, la laïcité devient l’affaire de tous, croyants ou non, partageant l’aspiration à vivre ensemble en paix dans une société garantissant les mêmes droits et libertés à l’ensemble des citoyens, quelles que soient leurs confessions religieuses ou leurs convictions philosophiques. Elle pose logiquement, sans faux-fuyants, la question de la séparation du religieux et du politique, et donc celle de la nature même de l’Etat. Une telle idée, présentée de façon démagogique comme une hérésie par ceux dont elle dérange la stratégie d’embrigadement de la société par une idéologie aux référents exclusivement religieux, n’est pas aussi hérétique qu’on le croit. Elle a connu en terre d’islam des concrétisations durables, en Turquie et en Tunisie par exemple. Elle a été défendue et illustrée, et continue à l’être, par des penseurs croyants qui ont démontré que la laïcité, à l’instar de la démocratie, n’est pas incompatible avec l’islam.
En écrivant ce texte, mon voeu est qu’un débat raisonné puisse avoir lieu sur cette question dans notre pays. Si nous arrivons à le mener sans exclusions ni contre-exclusions, sans appel au lynchage, nous aurons, pour demain et surtout pour après-demain, ajouté aux fondations de la Maison marocaine une nouvelle base assurant à chacun de nous et au-delà de nos différences sa sécurité, le respect de sa dignité, son plein épanouissement intellectuel et spirituel.
Cela dit, j’ai un autre voeu, que j’ai eu beaucoup de mal à formuler jusqu’à aujourd’hui. Le sujet est tellement délicat ! Dans l’esprit de la majorité d’entre nous, il est entouré d’un tabou particulièrement fort puisqu’il touche à la mort.
De quoi s’agit-il ? Eh bien, de l’usage de la liberté de conscience, pas seulement dans la vie mais aussi face à la mort. Du droit que confère cette liberté, si elle est acquise, à l’individu de choisir une terre de sépulture et la façon dont il sera accompagné à sa dernière demeure. L’on aura compris que, pour la personne non croyante, une cérémonie religieuse serait contraire à ses convictions et que l’on devrait respecter sa volonté en acceptant le principe de l’enterrement civil.
Un autre aspect de ce droit concerne les couples dont l’un des membres n’est pas de confession musulmane, et leur désir légitime de ne pas être séparés après la vie. Dans l’état actuel des choses, et en dehors de certains lieux de sépulture chrétiens, nos cimetières n’offrent pas à ces personnes de voir réalisé un de leurs voeux les plus chers. La solution qui s’imposerait dans ce cas serait de créer dans nos cimetières un carré laïque pour les accueillir.
Je le demande ici au nom de la tolérance, au nom de la fraternité et de la dignité humaines.
Enfin, l’on aura compris que, si j’ai soulevé ce problème de fond, c’est qu’il me concerne aussi personnellement. Mon cas pourrait être l’une de ses illustrations parlantes. Le voici, en guise de conclusion, tel que je l’ai posé dans un de mes derniers livres : « Si je décidais […] de reposer en terre du « cher pays », mes dernières volontés pourraient-elles être respectées ? Aurais-je droit comme je le souhaite vraiment à une cérémonie laïque, sans l’intrusion des rites religieux ? Juste quelques poèmes en guise de prière, peut-être l’un de ces chants d’amour et de résistance que l’on m’a souvent entendu fredonner. Et que dire d’un voeu encore plus cher, reposer, quand viendra l’heure, auprès de la compagne de ma vie, chrétienne de naissance, émancipée de toute croyance, marocaine de coeur ? Au nom de quoi voudrait-on nous séparer? Des demandes aussi simples, honorées scrupuleusement dans bien des pays du monde, seraient-elles un jour prises en considération en terre d’islam? Je n’ai pas de réponse. Mais ai-je jamais insulté l’avenir ? »
Depuis sa parution en France en décembre 2010, Le Dernier Combat du captain Ni’mat, roman posthume de l’écrivain Mohamed Leftah, est introuvable dans les librairies marocaines. Le fait que ce livre ait été, vu ses qualités littéraires exceptionnelles, couronné récemment par le prix de la Mamounia, à Marrakech, n’a rien changé à la situation. Par ailleurs, les demandes d’éclaircissement adressées à ce sujet par nombre d’organes de presse au ministre de la Communication sont restées lettre morte. La conclusion qui s’impose est que nous avons bel et bien affaire à une mesure d’interdiction. Nous, écrivains et intellectuels signataires de cet appel, exprimons notre indignation face à une mesure qui porte gravement atteinte à la liberté d’expression et de pensée au Maroc. Nous estimons aussi qu’elle constitue une insulte à l’intelligence et à la soif de connaissance du lecteur marocain. Nous appelons toutes les consciences attachées à la liberté de la culture à joindre leurs voix aux nôtres pour dénoncer cette mesure inique et exiger la levée immédiate de la censure qui frappe le livre de Mohamed Leftah.
Nous exprimons d’abord notre immense gratitude envers le peuple tunisien qui a été sans conteste le porte-flambeau d’une nouvelle ère des lumières dans nos pays, celle de la renaissance citoyenne. Nous exprimons aussi avec force notre soutien au peuple égyptien dans son combat décisif contre la tyrannie et pour l’instauration de la démocratie. Nous nous inclinons devant celles et ceux qui ont donné leur vie pour que se réalise le rêve confisqué chez nous depuis des décennies, celui de sociétés plus justes et plus humaines, régies par les règles de l’Etat de droit, établies universellement : souveraineté populaire dans le choix de nos représentants et gouvernants, séparation des pouvoirs, égalité de tous devant la loi, redistribution équitable des richesses, éradication de la corruption, garantie des libertés individuelles et collectives, les libertés d’opinion et de croyance y comprises.
Nous le disons haut et fort, aucun pays arabe ne peut plus se soustraire à ce mouvement irrépressible qui s’est donné clairement pour tâche de mettre fin au règne de l’arbitraire. L’aube qui s’est levée sur le monde arabe a maintenant couleur de dignité retrouvée et de liberté. Partout ailleurs, les peuples en ont pris acte. Nous appelons donc les intellectuels où qu’ils se trouvent à exprimer leur solidarité avec les aspirations des peuples arabes et celles du peuple égyptien en particulier dans cette phase critique. Nous appelons enfin toutes les instances de la communauté internationale à se tenir aux côtés des combattants de la liberté en dénonçant la répression sauvage dont ils sont victimes et en reconnaissant clairement la légitimité des aspirations de nos peuples à se libérer du joug de l’oppression et à construire la démocratie.
Désillusion. Incertitude. Frustrations. Accès de révolte et sentiment d’impuissance à la fois. Voilà, me semble-t-il, le ressenti actuel d’un nombre croissant de Marocains, de la jeunesse en premier, mais aussi de larges couches de la population allant des plus démunies jusqu’à l’élite intellectuelle en passant par les classes moyennes. Le résultat, alarmant, de cet état d’esprit est la perte collective de ce que j’appellerai « le goût de l’avenir ».
Comment en est-on arrivé là ? Après les ouvertures prometteuses du début de la dernière décennie, nous sommes passés à une phase d’hésitations, puis d’inertie. La politique officielle est devenue illisible à force d’être opaque. La concentration des pouvoirs s’est accentuée à tel point que les règles du jeu politique, dans ce qui nous a été présenté au départ comme un processus démocratique, se trouvent dévoyées, inopérantes.
Au regard d’une telle impasse, force est de constater que la pensée politique est loin de relever le défi. Elle a abandonné chez nous les dimensions critique et prospective pour se cantonner, disons, dans la chronique, la réaction à l’événementiel au jour le jour. Finie par exemple la revendication ferme d’une réforme constitutionnelle en vue d’un juste rééquilibrage des pouvoirs et leur séparation selon les normes démocratiques établies universellement, et ce sans parler d’une revendication qui s’est exprimée au lendemain de l’indépendance, celle d’une Assemblée constituante qui aurait eu pour tâche d’élaborer le contenu et les règles d’une telle réforme.
Le chantier institutionnel ainsi déserté, quelle marge de négociation reste-t-il à notre classe politique, et surtout parmi elle aux partis qui affichent encore sporadiquement quelque velléité d’indépendance vis-à-vis du pouvoir ? La négociation se réduit, pour eux, au nombre de portefeuilles qu’ils aspirent à se voir réserver dans l’équipe gouvernementale selon les résultats électoraux obtenus, qu’ils soient d’ailleurs controversés ou non. Piètre ambition quand il est de notoriété publique que ce gouvernement gouverne si peu, à l’instar du parlement légiférant lui-même si peu, de son propre chef.
De son côté, la gauche non institutionnelle, qui jouit d’une grande respectabilité due aux sacrifices qu’elle a consentis dans son combat contre l’ancien régime, n’a pas réussi à acquérir une véritable visibilité politique. Souffrant du mal congénital de la division et, pour ses ailes les plus combatives, d’un certain enfermement idéologique, elle peine à assumer le rôle que l’on attendrait d’elle, celui justement d’impulser le renouveau de la pensée politique, de proposer un projet alternatif de société et d’ouvrir des voies inventives pour la mobilisation citoyenne.
La société civile quant à elle, malgré son dynamisme et son degré de conscience grandissants, semble ne pas avoir pris la mesure du poids non négligeable qu’elle représente dans le rapport de force politique, social et intellectuel existant. Pourtant, bien de ses réalisations, à tous les niveaux du développement humain, de l’aide aux personnes et aux catégories de la population les plus fragiles, de la création et de l’animation culturelles, dénoncent, exemples à l’appui, l’indigence de l’action partisane traditionnelle comme celle des gouvernants dans ces domaines. Mais la dynamique qu’elle a créée risque de s’enliser, à terme, dans des tâches cloisonnées si elle n’est pas portée par une vision du projet social dans son ensemble, où la construction de la démocratie serait une œuvre citoyenne fondée sur des valeurs éthiques dont les politiciens s’inspirent de moins en moins, quand bien même ils prétendent en être convaincus.
Aussi, face à ces multiples carences, l’on ne peut que constater, la mort dans l’âme, que les maîtres à penser, les vrais décideurs d’aujourd’hui ne sont même pas les économistes qui font la pluie et le beau temps sous d’autres climats, mais les technocrates, les managers, les conseillers et consultants en tout genre, éminemment attentifs aux orientations fixées par les institutions financières internationales et les officines d’études stratégiques (de préférence étrangères) aux avis pertinents selon la formule consacrée.
Le résultat en est que le Maroc n’est pas géré comme un pays qui, du fait de son identité affirmée et de la richesse de sa culture, aurait des atouts à faire valoir ; où le peuple, artisan incontesté de la souveraineté nationale, devrait avoir son mot à dire sur la gestion de ses affaires et la construction de son avenir ; où la société, qui n’ignore rien de ce qui se passe dans le village planétaire, désirerait jouir elle aussi des avancées qui s’y sont réalisées sur le plan des connaissances, de l’éducation, de la satisfaction des besoins matériels et moraux, des droits et des libertés. Le Maroc se trouve plutôt géré comme une méga entreprise ou une multinationale dont la finalité est l’enrichissement illimité de ses principaux actionnaires, quitte à distribuer quelques miettes aux petits porteurs afin de créer une classe tampon entre elle et la masse grandissante des laissés-pour-compte.
Le décollage économique du pays, dont certaines prémices sont incontestables, d’autres sujettes à caution, est à ce prix. Et sur cet autel où le culte du veau d’or est célébré de façon indécente, c’est le décollage démocratique qui est en train d’être sacrifié. Comment comprendre autrement les atteintes réitérées à la liberté d’opinion, le harcèlement des organes de presse, les condamnations des journalistes sous les prétextes les plus fallacieux, et dans d’autres domaines tout aussi symboliques la démission de l’Etat face au délabrement du système éducatif ou le désintérêt vis-à-vis de cet enjeu majeur que représente la culture dans la formation de l’esprit de citoyenneté et la structuration de l’identité épanouie d’une nation ?
Le scénario ainsi rédigé, presque bouclé, n’est sûrement pas celui auquel on s’attendait il y a juste dix ans. Et rien ne laisse présager qu’il reste ouvert à une réécriture quelconque. D’où : désillusion. Incertitude. Frustrations. Accès de révolte et sentiment d’impuissance à la fois. Dois-je rappeler que la perte du goût de l’avenir est une aubaine pour ceux qui n’ont pas attendu ce constat pour cultiver « le goût du passé » le plus trompeur qui soit, et se positionner en secouristes soi-disant altruistes des victimes du système : les déshérités, les désespérés, les abonnés aux miracles ?
Les éléments de réflexion qui précèdent, conçus je dois le préciser avant les «événements» de Tunisie, me renforcent dans l’idée qu’un changement de cap s’impose au Maroc. A cet égard, l’amalgame simpliste aussi bien que la politique de l’autruche seraient éminemment périlleux. Le Maroc, et pour de multiples raisons, n’est assurément pas la Tunisie, mais certains ingrédients qui ont été à l’origine de la Révolution dite de jasmin sont réunis, presque à l’identique et depuis fort longtemps dans notre pays.
Si, comme je le crois, la majorité des Marocains aspirent ardemment à une transition pacifique, mais irréversible, vers la démocratie, le moment est donc venu d’un sursaut citoyen impliquant toutes les forces politiques, sociales et intellectuelles qui partagent la même aspiration. L’heure est au bilan critique et autocritique, au réarmement de la pensée, à la libération des initiatives, à l’affirmation claire des solidarités, au débat de fond et à la synergie entre toutes ces forces.
Le moment est venu pour nos gouvernants de donner des gages concrets de leur volonté à satisfaire une telle aspiration, le gage le plus urgent consistant à prendre des mesures radicales pour répondre à la détresse économique et sociale qui a atteint un seuil critique. Cela impliquerait, disons-le sans ambages, la remise en question des choix économiques et du modèle de croissance mis en œuvre jusqu’à nos jours et qui a creusé irrémédiablement les inégalités et les injustices. L’autre gage qui permettra à l’ensemble de la communauté nationale de renouer avec le goût de l’avenir serait un acte fondateur, négocié avec l’ensemble des acteurs de la scène politique et de la société civile, en vue d’imprimer à la Constitution du pays les principes d’un Etat de droit, instaurant la séparation des pouvoirs, l’égalité devant la loi, la protection des libertés, mais aussi d’un Etat de type nouveau prenant acte de l’identité culturelle et autres spécificités de certaines régions pour accorder à leurs populations l’autonomie à laquelle elles ont droit.
Une nouvelle croisée des chemins est en vue pour le Maroc. Le rendez-vous que l’Histoire nous y a fixé ne souffre aucune attente. Puissent la raison et les intérêts supérieurs du pays nous y conduire à temps et nous faire choisir la voie la plus sûre du progrès, de la dignité et de la justice, celle du décollage démocratique.