Mon histoire avec la peinture

Les images qui me reviennent de cette histoire sont en noir et blanc pour les unes, couleur sépia pour les autres. L’inaugurale, à n’en pas douter, me fait remonter à la fin des années cinquante, peu après l’indépendance du pays. J’étais encore élève au collège Moulay Idriss, à Fès, et je fréquentais le Centre culturel du quartier Batha, qui venait de s’ouvrir. Diverses activités y étaient organisées : conférences, lectures, répétitions théâtrales, cours de langue, auxquelles je ne tardais pas à participer assidûment.

Le lieu m’attirait d’autant plus que j’avais noué des liens d’amitié avec la personne qui en était l’âme en quelque sorte. Il s’agit de Mohamed Bennani, que je qualifierai d’Aîné pour le distinguer de son homonyme cadet. Avec lui, j’ai découvert une véritable sensibilité artistique touchant à tous les domaines. Non seulement il peignait, mais il était féru de musique classique, russe notamment, et avait une passion pour la littérature.

À cette époque, si j’avais une passion égale pour les livres, ma culture en matière d’art pictural était balbutiante et quasiment livresque. Des grandes œuvres, je ne connaissais que les reproductions figurant dans des dictionnaires illustrés. Pour moi, cet art se faisait donc exclusivement sous d’autres cieux. Difficile de lui trouver quelque correspondance dans la culture traditionnelle où je baignais. Mais voilà que Mohamed Bennani venait bouleverser la donne. En regardant son travail, la preuve m’était donnée que la peinture pouvait s’acclimater chez nous et s’exercer, qui plus est, en partant des dernières avancées qu’elle avait connues dans ses terres d’élection. Grâce à lui, mes yeux se sont ouverts sur le continent fascinant, vierge pour moi, de la peinture.

La deuxième image se présente sous forme d’une constellation : trois rencontres, très différentes, mais qui chacune m’aura aidé à acquérir une plus grande intimité avec la peinture.

J’évoquerai pour commencer le souvenir de quelqu’un qui n’a fait que passer au Maroc (1960-1966), mais dont le passage si discret a laissé pourtant une trace très précieuse. Il s’agit de Gaston Diehl, professeur d’histoire de l’art et grand critique dont j’ai eu la chance de suivre les cours sur l’esthétique en classe de propédeutique à la faculté des lettres de Rabat. C’est lui qui m’a mis sur la voie de la réflexion sur l’art et m’a sorti de l’ignorance où j’étais du travail des éclaireurs de la peinture marocaine. Diehl eut le premier l’idée d’éditer des monographies à eux consacrées. Je me souviens avec émotion de ces petites plaquettes où je découvrais les œuvres de Ben Allal, Moulay Ahmed Drissi, Louardighi, Yacoubi, Gharbaoui, Cherkaoui. Merci, Monsieur Diehl !

Mon esprit et mon appétit s’étant bien ouverts, je n’ai pas tardé à faire la connaissance de celui que l’on pourrait qualifier de fondateur de la peinture moderne au Maroc, je veux parler de Jilali Gharbaoui. Et c’est par l’entremise de Farid Ben Barek, un fondateur dans un autre domaine, celui du théâtre d’avant-garde[1], que la rencontre a eu lieu. Gharbaoui nous avait invités à dîner chez lui dans un lieu parfaitement insolite. Je ne sais pas comment il avait obtenu d’habiter et de travailler en plein milieu de la nécropole du Chellah, dans une petite bâtisse ayant toutes les caractéristiques du mausolée abritant la dépouille d’un saint homme. Toujours est-il que le lieu m’a paru être en parfaite adéquation avec le tempérament du peintre et son univers de création. Les images que j’ai gardées de cette soirée baignent dans le clair-obscur et le sentiment qui m’en est resté est d’avoir été en présence d’un homme à part, tenant de l’ermite et du magicien, n’existant et ne vivant que pour peindre, pratiquant son art avec une dévotion quasi religieuse.

Deux ans après, je m’embarquais avec Mostafa Nissabouri et Mohammed Khaïr-Eddine dans l’incroyable aventure de Souffles. Au risque de me répéter, je dois dire que celle-ci n’aurait certainement pas atteint la même ampleur ni le même impact s’il n’y avait pas eu au préalable la rencontre avec Mohamed Melehi, Mohammed Chabaa et Farid Belkahia. L’investissement immédiat des deux premiers dans la conception graphique de la revue et sa mise en pages avait donné un objet unique, totalement nouveau dans le paysage éditorial au Maroc. Dès lors, et pendant plusieurs années, la complicité intellectuelle, l’engagement mutuel et les liens d’amitié avec Melehi et Chabaa vont faire de moi un des témoins les plus attentifs d’une démarche intellectuelle et d’une expérience artistique qui allaient transformer en profondeur la culture visuelle dans notre pays et permettre à la peinture marocaine de prendre place avec assurance dans le train de la modernité. Dès lors aussi, je pense que la poésie (mon art premier) est devenue pour moi indissociable de la peinture. L’univers mental et sensible que cette dernière me révélait élargissait l’horizon et la palette de mon écriture.

Aujourd’hui, je me demande si cette forte attraction n’était pas due à un autre facteur, assez particulier. En fréquentant régulièrement l’atelier de mes compagnons de route et en les regardant peindre, une évidence s’imposait à moi : eux étaient des manuels, ce qui n’était pas mon cas en tant que poète. Or la valeur que j’accorde au travail des mains vient de loin. Cela me ramène à l’enfance, quand j’allais rendre visite à mon père dans son échoppe d’artisan sellier et que je restais de longs moments à le regarder travailler, fasciné par ses mains, me disant : Ce sont ces mains-là qui me nourrissent, me vêtent et me font aller à l’école. Une dette que j’ai essayé d’honorer tout au long de ma vie.

Bien des années plus tard (il a fallu que la parenthèse carcérale se passe), j’ai eu le bonheur de renouer avec Mohammed Kacimi. Après mon élargissement, en 1980, notre relation a pris un nouveau départ. J’ai tout de suite remarqué que son travail avait fait un bond prodigieux par rapport aux recherches de la période où nous nous étions connus (les années soixante). Plus qu’un peintre accompli, Kacimi était devenu un aventurier de l’esprit et un nomade inspiré. Une école de hardiesse créatrice à lui tout seul. Avant mon départ en France, en 1985, je lui rendais régulièrement visite dans sa maison des Vieux-Marocains, à Témara. Pendant bien des après-midi et des soirées, nous refaisions le monde, en commençant par le Maroc : sa culture, son système d’enseignement, sa gouvernance, ses valeurs humanistes. Avec lui, le dialogue n’était jamais un double soliloque tant l’écoute était généreuse. Et puis, il était empreint d’une qualité rare : la douceur. Nos liens n’ont pu donc que se renforcer au cours des années qui lui restaient à vivre. De ces liens, je ne suis pas peu fier d’avoir réussi à imprimer une belle trace : le livre d’artiste que j’ai fait avec lui, intitulé Ruses de vivant.

Et le chemin s’est poursuivi. Deux stations, particulièrement éclairantes, m’y attendaient.

Lorsque je suis arrivé en France, je connaissais déjà le peintre Jean Bazaine. Je l’avais reçu chez moi à Rabat et lui avais fait visiter la médina de ma ville natale. C’est sa compagne, Catherine de Seynes, qui avait été à l’origine de notre rencontre. Elle dirigeait une compagnie théâtrale à Paris, et elle avait été très active dans la campagne internationale en faveur de ma libération. Elle avait notamment porté à la scène en 1984 le spectacle Va ma terre, quelle belle idée ! tiré de mon livre Le Chemin des ordalies. Bazaine était alors âgé de 80 ans et habitait une maison à Clamart où il avait aménagé son atelier. C’était la première fois que je me liais avec un artiste « étranger », et qui plus est d’une autre génération que la mienne. Avec lui, c’est la figure du maître qui s’est tout de suite imposée à moi. Si son âge y était pour quelque chose, c’est sa grande culture d’une part et, de l’autre, sa conception et sa pratique du travail artistique qui furent déterminantes dans les sentiments qu’il m’a inspirés. J’avais devant moi un homme en qui se concentrait l’histoire de la peinture, de la plus ancienne à la plus contemporaine. Un homme qui ne vivait que pour peindre, qui pratiquait son art comme un sacerdoce. J’appréciais aussi son humour très discret. Disciple de Pierre Bonnard, il aimait rapporter ce trait d’esprit de son aîné : « Moi, ce que j’aime dans les musées, ce sont les fenêtres ! »

La dernière image, qui scintille dans ma mémoire ni en noir et blanc ni en sépia mais en couleurs vives, brûlantes même, me renvoie à la plus belle amitié qu’il m’a été donné de vivre : celle avec le peintre syrien Sakher Farzat. Nous nous sommes connus dès mon installation en France où il était arrivé quelques années plus tôt avec sa femme, la poétesse Aïcha Arnaout. Comme il peignait dans un petit coin du salon de son appartement parisien, Il m’arrivait, quand je lui rendais visite, de le surprendre en plein milieu de cette activité qui relève de la stricte intimité, ce que la plupart des artistes veillent jalousement à soustraire au regard des autres, même les plus proches. Tel n’était pas le cas de Sakher, du moins avec moi. J’assistais donc à ce corps à corps avec la toile qui ressemblait en bien des points à ce que je connaissais dans le travail de l’écriture, sauf qu’en peinture l’implication du corps, de tout le corps, est bien plus radicale que dans l’acte d’écrire. C’est peut-être à l’un de ces moments-là que le désir de peindre s’est insinué en moi sans que j’en prenne conscience. Et quand mon ami a disparu brutalement en 2007, je ne sais pourquoi j’ai eu le sentiment que, si je parvenais moi-même à peindre, je refuserais d’abandonner mon ami à la mort et continuerais à lui tenir compagnie.

Au cours de mon existence, bien d’autres peintres m’ont ébloui et marqué durablement. Rien ne sert d’aligner ici des noms. Ils sont de toutes les époques et de tous les pays. Une mention particulière quand même pour deux d’entre eux, que je mets sur le même plan car leur imaginaire a été et restera toujours pour moi un objet à part de fascination. Il s’agit de Francisco de Goya et de Abbès Saladi.

De ce qui précède, je tire la conclusion que mon histoire avec la peinture est pour l’essentiel une histoire avec des peintres. Force est de constater aussi que la plupart de ceux-ci sont Marocains ! D’aucuns s’en étonneraient. Est-ce de l’outrecuidance ou du patriotisme mal placé ? se diraient-ils. Ni l’un ni l’autre, répondrai-je. C’est juste de la sincérité qui m’amène à ce résultat inattendu, et qui est loin de me déplaire !

J’en arrive maintenant à ce que d’aucuns attendent le plus de moi, je suppose : que je justifie l’exposition en cours, que je lui invente une légitimité, que je lui découvre un contenu consistant, que j’habille celui-ci de la tunique d’une esthétique assez subtile pour ne fermer la porte à aucune interprétation. Qui sait, peut-être voudrait-on aussi que j’apaise certaines inquiétudes en mettant l’accent sur le côté quelque peu exceptionnel de l’événement ou un peu en marge, comme on voudra, ce qui écarterait la moindre prétention de ma part à une quelconque « carrière ». Mais je ne ferai rien de tout cela. Je compte sur la bienveillance des gens, le bon sens de toutes celles et tous ceux qui se seront dit : Pourquoi pas ? Qu’est-ce qui empêcherait un poète de peindre, de devenir musicien ou cinéaste si tel est son besoin ou son désir ! Après tout, un peintre a parfaitement, lui aussi, le droit d’écrire ou de s’adonner à d’autres arts. Regardons, écoutons plutôt ce que l’un ou l’autre aura à nous offrir, sans arrière-pensées ni parti pris.

C’est en sentant le souffle de cette bienveillance que je peux dire maintenant quelques mots sur cette envie qui m’a pris de peindre depuis un certain nombre d’années.

J’ai écrit quelque part que l’homme (l’être humain) n’arrête pas de naître à lui-même. Ce n’est que peu à peu que se révèlent à lui ses différents moi, les multiples facettes de sa propre énigme. Ce sont les coups du sort, les rencontres, les passions vécues, les périls affrontés, les combats menés (j’ajouterai, me concernant, le rôle des livres et des œuvres d’art) qui nous permettent de découvrir à un moment donné de notre parcours l’une ou l’autre de ces facettes jusqu’alors insoupçonnée. C’est ce qui s’est passé pour moi avec la peinture. Pendant près d’un demi-siècle, j’ai fréquenté les peintres, je les ai observés en train de travailler, j’ai réfléchi sur leur activité. Il m’est même arrivé de commettre certains textes sur les œuvres de l’un ou de l’autre. L’art de peindre m’était devenu aussi familier, aussi intime que celui de la poésie. Puis un jour, sans savoir pourquoi, j’ai gribouillé sur une feuille de papier ordinaire un premier dessin. Bien vite, je passais au papier à dessin, puis à la toile. En un laps de temps très court, je me suis retrouvé en train de peindre, quand je le pouvais, chaque jour pendant plusieurs heures. Dans cette dépense physique et mentale sans précédent, le plaisir était toujours au rendez-vous ainsi que le ravissement de la découverte. C’était comme une faculté inconnue qui s’insinuait et surgissait en moi, régissant à mon insu un mode d’expression où je n’avais plus besoin de mes vieux compagnons, les mots. Ma main prenait la relève, mue par le corps tendu tel un arc. L’alchimie des couleurs remplaçait celle de la langue.

Moi qui pensais avoir effectué le tour de la terre et de cette « étrange créature » qu’est l’homme, voilà que je répondais à l’appel d’un nouveau voyage dont je ne mesurais pas les confins et les risques. Mais ai-je jamais fait ce genre de calcul avant d’entamer quoi que ce soit dans ma vie ? Ne devrais-je pas plutôt mettre en avant ce sens du partage que j’ai cultivé consciencieusement afin de faire reculer autour de nous les barreaux du scepticisme, de la fermeture et les murs de la séparation ? C’est la poésie, justement, qui m’a appris que le plus intime de l’intimité n’avait d’autre vocation que le partage. C’est en devenant « bien public » que cette sphère de l’être devient pourvoyeuse de lumière. Je ne fais pas donc pas d’infidélité à la poésie quand je peins. Je la célèbre par un autre moyen qui invite les mots à prendre un repos mérité, à se plonger, ne serait-ce qu’un temps, dans la beauté du silence.

[1] En 1964, Farid Ben Barek a été à l’initiative de la création du Théâtre universitaire marocain auquel j’ai participé. Avant cela, il avait dirigé l’une des premières compagnies théâtrales professionnelles nées au lendemain de l’indépendance. Aujourd’hui, hélas, son nom est tombé complètement dans l’oubli.

Maroc, le pouvoir rattrapé par ses démons – Appel

Une année vient de s’écouler depuis le déclenchement dans le nord du Maroc du plus grand mouvement de contestation citoyenne que le pays ait connu depuis l’arrivée au pouvoir en 1999 du roi Mohammed VI, suite au décès de son père Hassan II. Il dépasse en ampleur la mobilisation que le pays avait connue en 2011 lors du « printemps arabe », car il a fait sortir dans les rues hommes et femmes, toutes les classes d’âge, toutes les couches de la population. En outre, il s’est installé dans la durée et il a bénéficié dans l’ensemble du pays de multiples manifestations de soutien en sa faveur.

Le foyer de ce mouvement, appelé Hirak par ses initiateurs, est la région du Rif, dont le nom est entré dans l’histoire au début du siècle dernier grâce au combat qu’une fédération de ses tribus dirigée par Abdelkrim al-Khattabi avait mené contre l’armée espagnole d’occupation. Cette dernière a été défaite, et la région libérée en grande partie en 1921. Il aura fallu, quelques années après, l’intervention de centaines de milliers de soldats français commandés par le maréchal Pétain et prêtant main forte à l’armée espagnole, des bombardements massifs au gaz moutarde, pour venir à bout de cette révolte, inaugurale dans l’histoire de la lutte des peuples contre la domination coloniale.

Plus tard, juste au lendemain de l’indépendance, la population du Rif, désormais réputée pour son esprit frondeur, a été victime d’une répression sanglante de la part du régime dirigée par le général de triste mémoire, Oufkir, avec la participation directe de celui qui n’était encore que prince héritier, le futur roi Hassan II. Un décret royal (qui n’a d’ailleurs jamais été abrogé) avait été alors émis considérant le Rif comme une « zone militaire ».

L’autre facteur à prendre en considération lorsqu’il est question du Rif tient à l’attachement de ses populations à leur langue et leur culture amazighes marginalisées, voire niées pendant des décennies par le pouvoir central et même par une bonne partie de la classe politique. C’est ainsi qu’au cours du temps un sentiment profond d’injustice mais aussi de réelle fierté s’est ancré dans la conscience des Rifains.

C’est ce sentiment, ajouté aux frustrations partagées avec l’ensemble du peuple marocain, qui va éclater au grand jour suite à un événement atroce survenu le 28 octobre 2016 à Al-Hoceima, chef lieu de la région : la mort du marchand de poissons Mouhcine Fikri, broyé dans une benne à ordures alors qu’il tentait de sauver sa marchandise confisquée, « jugée impropre à la consommation », et ce en présence des agents d’autorité qui avaient ordonné ladite confiscation. Dès la diffusion de la nouvelle, l’indignation a été immense. Avec Al-Hoceima pour épicentre, un mouvement de protestation d’une puissance inédite va gagner toute la région et, au-delà, d’innombrables villes du Royaume.

Contrairement à la manœuvre savamment politique que le pouvoir avait orchestrée suite aux grandes manifestations qui ont eu lieu en 2011 lors du printemps arabe, en proposant au pays une nouvelle Constitution satisfaisant sur le papier et en partie quelques-unes des revendications du mouvement protestataire, cette fois-ci la réponse a été exclusivement sécuritaire, et d’une violence inégalée depuis l’instauration du nouveau règne.

Loin de briser le Hirak, la répression n’a fait que l’amplifier et l’amener à se transformer tout en gardant son credo pacifiste. Le mouvement spontané du départ gagnera en organisation. C’est ainsi qu’il va créer les conditions d’une réflexion et d’un vaste débat démocratique citoyen qui débouchera sur l’élaboration d’une charte et d’un cahier de revendications dont la lecture révèle une grande maturité politique, une conscience aiguë des problèmes auxquels la région est confrontée depuis des décennies. Les propositions formulées sont porteuses d’un projet social, économique, culturel et environnemental crédible et réalisable.

Déstabilisé par un mouvement aux méthodes de lutte inédites, ayant perdu selon toute évidence sa capacité de manœuvre habituelle, le pouvoir a été rattrapé par ses vieux démons, ceux qui avaient servi à martyriser le peuple marocain et ses forces vives sous le règne précédent. La répression qui s’est abattue sur les protestataires du Rif, les militants des associations des droits humains, les journalistes qui ont essayé d’informer l’opinion sur la réalité des faits, a eu recours aux mêmes méthodes qui avaient fait leurs preuves mutilantes dans le passé : usage systématique de la violence contre les manifestants, arrestations arbitraires, enlèvements, usage de la torture (avéré et confirmé dans plusieurs cas), menaces de viol, condamnation à de lourdes peines de prison y compris pour des mineurs, violation des droits de la défense, emprisonnement de prévenus et de condamnés dans des établissements pénitentiaires très éloignés de leur lieu de résidence, etc.

Signalons toutefois une touche d’innovation à l’ère du numérique : l’orchestration, via les médias officiels et un nombre grandissant de supports officieux, journaux traditionnels ou en ligne, d’une propagande cherchant à minimiser et à justifier ladite répression, agitant insidieusement les spectres de la confrontation ethnique et du séparatisme, essayant de salir la réputation de certaines figures de proue du mouvement ou de certains journalistes.

Un an s’est écoulé depuis le déclenchement du Hirak du Rif et la mobilisation n’a pas baissé d’un cran. La répression non plus. Que doit-on en conclure ? Force est de constater que le combat pour la démocratie au Maroc est plus que jamais à l’ordre du jour. Le mouvement du Rif en est une éclatante démonstration. Avec lui, on peut dire que ce combat a mûri, a gagné en profondeur et en précision de tir. A l’opposé, le constat est plus qu’amer. Les quelques avancées en matière de libertés et de droits qui ont été arrachées de haute lutte au sortir des décennies les plus noires dans l’histoire du Maroc indépendant sont en train d’être remises en cause par un pouvoir qui se targue d’être exemplaire quant au respect des droits humains.

Nous, signataires de cet appel, estimons que le moment est venu d’une mobilisation de tous les démocrates qui ont « le Maroc au cœur » pour dénoncer la dérive sécuritaire des autorités marocaines et la répression qui n’a cessé de s’abattre sur les protestataires du Rif. Pour soutenir la lutte exemplaire du Hirak et donner le plus large écho à ses justes revendications. Pour exiger la libération de tous les détenus de ce mouvement citoyen qui a ouvert au peuple marocain une nouvelle voie dans son combat pour la dignité, la justice sociale et la démocratie.

Premiers signataires :

  • Abdellatif Laâbi, écrivain (Maroc)
  • Gilles Perrault, écrivain (France)
  • Gilles Manceron, historien (France)
  • Fatiha Saidi, Sénatrice honoraire et adjointe au Maire (Belgique)
  • Larbi Maâninou, enseignant, militant des droits de l’Homme (France)
  • Khadija Ryadi, prix des droits de l’Homme de l’ONU, ex-présidente de l’AMDH, coordinatrice de la CMODH (Maroc)
  • René Gallissot, historien (France)
  • Nadia Essalmi, éditrice (Maroc)
  • Mohamed el-Moubaraki, militant associatif (France)
  • Samia Ammour, féministe internationaliste (Algérie)
  • Mouhieddine Cherbib, militant des droits de l’Homme (France)
  • Abdelhamid Amine, ex-président de l’AMDH, responsable syndical UMT (Maroc)
  • Maurice Buttin, avocat honoraire à la Cour, avocat de la famille Ben Barka (France)
  • Ignace Dalle, journaliste et écrivain (France)
  • Marie-Christine Vergiat, eurodéputée du groupe Gauche Unitaire Européenne (France)
  • Lydia Samarbakhsh, responsable des relations internationales du Parti Communiste Français PCF (France)
  • Pierre Boutry, responsable Afrique du Parti de Gauche (France)
  • Malik Salemkour, président de la Ligue des droits de l’Homme (LDH) (France)
  • Hamid Majdi, militant des droits de l’Homme (Maroc)
  • Saddik Lahrach, militant associatif (Maroc)
  • Mohammed Berrada, écrivain (Maroc)
  • Soufiane Sbiti, journaliste (France)
  • Younes Benkirane, auteur (France)
  • Hind Arroub, politologue et activiste (USA)
  • Bachir Ben Barka, président de l’Institut Mehdi Ben Barka-Mémoire vivante (France)
  • Raymond Benhaim, économiste, consultant (France)
  • Bernard Dreano, co-président du CEDETIM (France)
  • Said Fawzi, président de l’ASDHOM (France)
  • Abdelhadi Saïd, poète et écrivain (Maroc)
  • Abderrahim Jamai, avocat, ancien bâtonnier et président de l’association des barreaux du Maroc (Maroc)
  • Bernard Ravenel, historien, président d’honneur de l’AFPS (France)
  • Sonia Dayan-Herzbrun, sociologue, professeur émérite à l’université Paris Diderot (France)
  • Georges Yoram Federmann, psychiatre-gymnopédiste (France)
  • François Salvaing, écrivain (France)
  • Latifa El Bouhsini, universitaire, féministe et acteure de la société civile (Maroc)
  • Zakaria Belhachmi, universitaire (France)
  • Rachid Filali Meknassi, universitaire (France)
  • Hocine Tandjaoui, écrivain (France)
  • Jacques Alexandra, écrivain, critique littéraire (France)
  • Saddie Choua, artiste visuel (Belgique)
  • Abdallah Zniber, militant associatif et des droits de l’Homme (France)
  • Claire Panzani, historienne (France)
  • Mohammed Belmaïzi, défenseur des droits humains (Belgique)
  • Abderrahman Nouda, écrivain (Maroc)
  • Maâti Monjib, historien et défenseur des droits humains (Maroc)
  • Mohamed Ben Yakhlef, conseiller municipal de Villeneuve Saint Georges (France)
  • Nour-eddine Saoudi, enseignant-chercheur, militant des droits humains (Maroc)
  • Pascal Lederer, directeur de recherche émérite au CNRS (France)
  • Patrick Farbiaz, réseau Sortir du colonialisme (France)
  • Najib Akesbi, économiste et enseignant chercheur (Maroc)
  • Mireille Fanon-Mendes-France, ex-experte ONU et membre de la Fondation Frantz Fanon
  • Jacques Gaillot, évêque de Partenia (France)
  • Rosa Moussaoui, journaliste à l’Humanité (France)
  • Hassan Hadj Nassar, ancien exilé politique marocain (France)
  • Joseph Andras, écrivain (France)
  • Joseph Tual, grand reporter France Télévision (France)
  • Lucile Daumas, retraitée (Maroc)
  • Marguerite Rollinde, militante associative (France)
  • Said Salmi, journaliste (Maroc)
  • Hicham Mansouri, journaliste (France)
  • Abdeaziz Nouaydi, avocat (Maroc)
  • Edouard Kleinmann, retraité (France)
  • Mohamed Bazza, président du réseau IDD (France)
  • Abdeslam Sarie, pensionné, blogueur (Belgique)
  • Youssef Tahri, poète (zajel marocain) (France)
  • Marie-Claire Crouzillat, vivante (France)
  • Driss El Korchi, militant associatif (Belgique)
  • Ali Dabaj, militant des droits de l’Homme (France)
  • Boualam Azahoum, association Elghorba (France)
  • Jean-Paul Le Marec, membre du buraeu du MRAP (France)
  • Asmahan Elbatraoui, traductrice (Egypte)
  • Aline Pailler, journaliste, ex-députée européenne et présidente de la PSPSO
  • Mohamed Bhar, artiste-musicien (France)
  • Agnes Cluzel, ex membre des Comités de lutte contre la répression au Maroc (France)
  • Jean-Claude Amara, porte parole de Droits devant !! (France)
  • Youssef Haji, travailleur social (Maroc)
  • Azeddine Akesbi, professeur économiste (Maroc)
  • Rachid Khaless, écrivain (Maroc)
  • Driss Allouch poète, écrivain (Maroc)
  • Driss Chouika, cinéaste (Maroc)
  • Nezha Chami-Ouaddane, élue municipale (France)
  • Embarak Ouassat, poète, écrivain (Maroc)
  • Abdelmajid Baroudi, chercheur et acteur associatif (Maroc)
  • Mustapha Majdi, militant associatif (France)
  • Driss Ksikes, écrivain (Maroc)
  • Sietske de Boer, écrivain (Pays-Bas)
  • Abdou Berrada, militant des droits de l’Homme (Maroc)
  • Amina Boukhalkhal, coordinatrice du secteur Femmes de la Voie Démocratique (Maroc)
  • Mustapha Brahma, secrétaire national de la Voie Démocratique (Maroc)
  • Hamma Hammami, porte parole du Front Populaire de Tunisie (Tunisie)
  • Said Sougty, vice-président de l’ASDHOM (France)
  • Aicha El Basri, auteure, ancienne diplomate des Nations Unies (Maroc)
  • Serge Pey, écrivain (France)
  • Saidi Nordine, militant Décolonial, Bruxelles Panthères (Belgique)
  • Ibtissame Lachgar, militante des droits humains, co-fondatrice du M.A.L.I (Maroc)
  • Christophe Dauphin, écrivain, directeur de la revue Les Hommes sans épaules (France)
  • Richard Greeman, ancien professeur de Columbia University (USA)
  • Mohamed Nedali, écrivain d’expression française (Maroc)
  • Hamid Manie, ex membre des Comités de lutte contre la répression au Maroc (France)
  • Maryse-madeleine Ferrand, retraitée de l’éducation nationale (France)
  • Hamid Bouserhir, militant des droits humains (Belgique)
  • Houria Bouteldja, responsable du Parti des Indigènes de la République
  • Abdelghani Ghalfi, militant associatif et secrétaire général du syndicat Les Travailleurs du Taxi
  • Nadine Benzekri, enseignante, militante des droits humains (France)
  • Hamid Benzekri, retraité, militant des droits humains (France)
  • Mohammed Kchikech, enseignant (France)
  • Souad Chaouih, présidente de l’Association des Marocains en France-Fédération
  • Abdeslam Ghalbzouri, militant de l’immigration (France)
  • Ahmed Faouzi, militant syndical, CGT action sociale (France)
  • Amina Ibnou-Cheikh, directrice du journal le Monde Amazigh (Amadal Amazigh)
  • Youssef Mezzi, militant d’ATTAC (Maroc)
  • Abderrahim Afarki, bibliothécaire (France)
  • Claire Garrone, chef de chœur EVCG-Montpellier (France)
  • Ghani Niame, militant (France)
  • Rachid Raha, président de l’Assemblée Mondiale Amazighe (France)
  • Hélène Jaffé, médecin à la retraite et fondatrice de l’AVRE (France)
  • Hakim Noury, acteur, scénariste et réalisateur (Maroc)
  • Samir Bensaid, citoyen (Maroc)
  • Ahmed Dahmani, défenseur des droits humains (France)
  • Hayat Berrada Bousta, défenseure des droits humains (France)
  • Pierre Peuch, militant associatif, retraité (France)
  • Rachid El Manouzi, militant des droits de l’Homme (France)
  • Brahim Ouchelh, militant des droits de l’Homme (France)
  • Kamel Labidi, journaliste (Tunisie)
  • Hnia Boufarachan, activiste sociale (Maroc)
  • Abderrahim Noureddine, militant associatif (France)
  • Jacob Cohen, écrivain franco-marocain (France)
  • Said El Amrani, activiste des droits humains et du Hirak (Belgique)
  • Mohamed Bentahar, militant associatif et consultant (France)
  • Najib Ouja, ingénieur (France)
  • Ahmed Lamihi, pédagogue et écrivain (Maroc)
  • Brigitte Delmert, défenseure des droits humains (Belgique)
  • Abderrahim Mhassni, défenseur des droits humains (Belgique)
  • Bachir Moutik, militant associatif (France)
  • Fouad Rhouma, anthropologue (Maroc)
  • Najib Ouarzazi, militant des droits de l’Homme (France)
  • Gustave Massiah, membre du Conseil international du Forum Social Mondial (France)
  • Arlette Bonnet, retraitée (France)
  • Véronique Valentino, responsable de l’actualité du quotidien l’Autre Quotidien
  • Nelcya Delanoë, historienne, écrivaine (France)
  • Jean Yves Delanoë, consultant (France)
  • Leila Chafai, journaliste et écrivaine (Maroc)
  • Saïd Bouamama, sociologue et militant du FUIQP (France)
  • Robert Kissous, président de l’association Rencontres Marx (France)
  • Ahmed Saadani, militant des droits humains (Maroc)
  • Mohamed Hamadi, écrivain, metteur en scène (Belgique)
  • Sophie Bessis, historienne (Tunisie-France)
  • Mohammed Nadrani, ancien disparu du groupe Bnouhachem (Maroc)

La liberté de conscience (dans la vie et face à la mort)

Le combat pour les libertés individuelles a connu chez nous un véritable regain au cours des dernières années. Bien des tabous ont été levés et l’éventail des libertés revendiquées ne cesse de s’élargir. Mais il en est une, à savoir la liberté de conscience, vis-à-vis de laquelle des hésitations subsistent. Malgré quelques prises de position et des initiatives courageuses en sa faveur, elle n’est pas encore portée par un mouvement d’opinion d’envergure. Elle gagnerait donc à être mieux explicitée comme un des droits fondamentaux de la personne humaine, un indicateur éloquent de l’enracinement de l’Etat de droit dans un pays, ainsi que du degré de l’accomplissement civilisationnel atteint par une société.

Or la liberté de conscience, si elle était reconnue, nécessiterait, pour la garantir, l’adoption des règles de la laïcité. C’est pour cela qu’il est devenu urgent de nommer les choses par leur nom et de mettre en avant la question de la laïcité, au même titre que les autres préalables dont dépend la construction du projet démocratique.

La laïcité devrait une fois pour toutes être comprise non comme un athéisme militant, une hostilité déclarée aux croyances religieuses, mais bien au contraire comme un devoir fait à l’Etat d’être le garant et le protecteur du libre exercice des croyances dans leur diversité, et également, cela doit être dit clairement, de la non croyance. Toute atteinte à ce libre exercice, toute pratique et tout discours de haine à son encontre devront être sanctionnés par la loi.

Une fois cette clarification faite et la vérité rétablie, la laïcité devient l’affaire de tous, croyants ou non, partageant l’aspiration à vivre ensemble en paix dans une société garantissant les mêmes droits et libertés à l’ensemble des citoyens, quelles que soient leurs confessions religieuses ou leurs convictions philosophiques. Elle pose logiquement, sans faux-fuyants, la question de la séparation du religieux et du politique, et donc celle de la nature même de l’Etat. Une telle idée, présentée de façon démagogique comme une hérésie par ceux dont elle dérange la stratégie d’embrigadement de la société par une idéologie aux référents exclusivement religieux, n’est pas aussi hérétique qu’on le croit. Elle a connu en terre d’islam des concrétisations durables, en Turquie et en Tunisie par exemple. Elle a été défendue et illustrée, et continue à l’être, par des penseurs croyants qui ont démontré que la laïcité, à l’instar de la démocratie, n’est pas incompatible avec l’islam.

En écrivant ce texte, mon voeu est qu’un débat raisonné puisse avoir lieu sur cette question dans notre pays. Si nous arrivons à le mener sans exclusions ni contre-exclusions, sans appel au lynchage, nous aurons, pour demain et surtout pour après-demain, ajouté aux fondations de la Maison marocaine une nouvelle base assurant à chacun de nous et au-delà de nos différences sa sécurité, le respect de sa dignité, son plein épanouissement intellectuel et spirituel.

Cela dit, j’ai un autre voeu, que j’ai eu beaucoup de mal à formuler jusqu’à aujourd’hui. Le sujet est tellement délicat ! Dans l’esprit de la majorité d’entre nous, il est entouré d’un tabou particulièrement fort puisqu’il touche à la mort.

De quoi s’agit-il ? Eh bien, de l’usage de la liberté de conscience, pas seulement dans la vie mais aussi face à la mort. Du droit que confère cette liberté, si elle est acquise, à l’individu de choisir une terre de sépulture et la façon dont il sera accompagné à sa dernière demeure. L’on aura compris que, pour la personne non croyante, une cérémonie religieuse serait contraire à ses convictions et que l’on devrait respecter sa volonté en acceptant le principe de l’enterrement civil.

Un autre aspect de ce droit concerne les couples dont l’un des membres n’est pas de confession musulmane, et leur désir légitime de ne pas être séparés après la vie. Dans l’état actuel des choses, et en dehors de certains lieux de sépulture chrétiens, nos cimetières n’offrent pas à ces personnes de voir réalisé un de leurs voeux les plus chers. La solution qui s’imposerait dans ce cas serait de créer dans nos cimetières un carré laïque pour les accueillir.

Je le demande ici au nom de la tolérance, au nom de la fraternité et de la dignité humaines.

Enfin, l’on aura compris que, si j’ai soulevé ce problème de fond, c’est qu’il me concerne aussi personnellement. Mon cas pourrait être l’une de ses illustrations parlantes. Le voici, en guise de conclusion, tel que je l’ai posé dans un de mes derniers livres : « Si je décidais […] de reposer en terre du « cher pays », mes dernières volontés pourraient-elles être respectées ? Aurais-je droit comme je le souhaite vraiment à une cérémonie laïque, sans l’intrusion des rites religieux ? Juste quelques poèmes en guise de prière, peut-être l’un de ces chants d’amour et de résistance que l’on m’a souvent entendu fredonner. Et que dire d’un voeu encore plus cher, reposer, quand viendra l’heure, auprès de la compagne de ma vie, chrétienne de naissance, émancipée de toute croyance, marocaine de coeur ? Au nom de quoi voudrait-on nous séparer? Des demandes aussi simples, honorées scrupuleusement dans bien des pays du monde, seraient-elles un jour prises en considération en terre d’islam? Je n’ai pas de réponse. Mais ai-je jamais insulté l’avenir ? »

Levez l’interdiction sur le livre de Mohamed Leftah !

Depuis sa parution en France en décembre 2010, Le Dernier Combat du captain Ni’mat, roman posthume de l’écrivain Mohamed Leftah, est introuvable dans les librairies marocaines. Le fait que ce livre ait été, vu ses qualités littéraires exceptionnelles, couronné récemment par le prix de la Mamounia, à Marrakech, n’a rien changé à la situation. Par ailleurs, les demandes d’éclaircissement adressées à ce sujet par nombre d’organes de presse au ministre de la Communication sont restées lettre morte. La conclusion qui s’impose est que nous avons bel et bien affaire à une mesure d’interdiction. Nous, écrivains et intellectuels signataires de cet appel, exprimons notre indignation face à une mesure qui porte gravement atteinte à la liberté d’expression et de pensée au Maroc. Nous estimons aussi qu’elle constitue une insulte à l’intelligence et à la soif de connaissance du lecteur marocain. Nous appelons toutes les consciences attachées à la liberté de la culture à joindre leurs voix aux nôtres pour dénoncer cette mesure inique et exiger la levée immédiate de la censure qui frappe le livre de Mohamed Leftah.

Appel des intellectuels arabes

Nous exprimons d’abord notre immense gratitude envers le peuple tunisien qui a été sans conteste le porte-flambeau d’une nouvelle ère des lumières dans nos pays, celle de la renaissance citoyenne. Nous exprimons aussi avec force notre soutien au peuple égyptien dans son combat décisif contre la tyrannie et pour l’instauration de la démocratie. Nous nous inclinons devant celles et ceux qui ont donné leur vie pour que se réalise le rêve confisqué chez nous depuis des décennies, celui de sociétés plus justes et plus humaines, régies par les règles de l’Etat de droit, établies universellement : souveraineté populaire dans le choix de nos représentants et gouvernants, séparation des pouvoirs, égalité de tous devant la loi, redistribution équitable des richesses, éradication de la corruption, garantie des libertés individuelles et collectives, les libertés d’opinion et de croyance y comprises.

Nous le disons haut et fort, aucun pays arabe ne peut plus se soustraire à ce mouvement irrépressible qui s’est donné clairement pour tâche de mettre fin au règne de l’arbitraire. L’aube qui s’est levée sur le monde arabe a maintenant couleur de dignité retrouvée et de liberté. Partout ailleurs, les peuples en ont pris acte. Nous appelons donc les intellectuels où qu’ils se trouvent à exprimer leur solidarité avec les aspirations des peuples arabes et celles du peuple égyptien en particulier dans cette phase critique. Nous appelons enfin toutes les instances de la communauté internationale à se tenir aux côtés des combattants de la liberté en dénonçant la répression sauvage dont ils sont victimes et en reconnaissant clairement la légitimité des aspirations de nos peuples à se libérer du joug de l’oppression et à construire la démocratie.

Premiers signataires :

Adonis, écrivain (Liban)
Abdellatif Laâbi, écrivain (Maroc)
Issa Makhlouf, écrivain (Liban)
Khalida Saïd, critique littéraire (Liban)
Amin Maalouf, écrivain (Liban)
Kamal Boullata, peintre (Palestine)
Tahar Ben Jelloun, écrivain (Maroc)
Salah Stétié, écrivain (Liban)
Mohammed Bennis, poète (Maroc)
Qassim Haddad, écrivain (Bahrein)
Abdessalam Cheddadi, historien (Maroc)
Mohammed Berrada, écrivain (Maroc)
Jabbar Yassin, écrivain (Irak)
Anouar Benmalek, écrivain (Algérie)
Aicha Arnaout, poétesse (Syrie)
Zouleikha Abu Richa, écrivaine (Jordanie)
Salah Guemriche, écrivain (Algérie)
Khalid Darwish, écrivain (Palestine)
Etel Adnan, écrivaine (Liban)
Yassin Adnan, écrivain (Maroc)
Mahi Binebine, peintre (Maroc)
Amin Salih, écrivain (Bahrein)
Fouad Laroui, écrivain (Maroc)
Vénus Khoury-Ghata, écrivaine (Liban)
Ahmed El Maanouni, cinéaste (Maroc)
Faraj Bayrakdar, écrivain (Syrie)
Nasser Soumi, peintre (Palestine)
Amina Saïd, poétesse (Tunisie)
Saïf Rahbi, écrivain (Oman)
Nabil El Azan, metteur en scène (Liban)
Najwan Darwish, écrivain, journaliste (Palestine)
Farida Benlyazid, cinéaste (Maroc)
Habib Selmi, écrivain , journaliste (Tunisie)
Ahmed Bouzfour, écrivain (Maroc)
Zineb Laouedj, écrivaine (Algérie)
Fouad Bellamine, peintre (Maroc)
Faouzi Bensaïdi, cinéaste (Maroc)
Waciny Laaredj, écrivain (Algérie)
Moubarak Ouassat, poète (Maroc)

Et le Maroc ?

Désillusion. Incertitude. Frustrations. Accès de révolte et sentiment d’impuissance à la fois. Voilà, me semble-t-il, le ressenti actuel d’un nombre croissant de Marocains, de la jeunesse en premier, mais aussi de larges couches de la population allant des plus démunies jusqu’à l’élite intellectuelle en passant par les classes moyennes. Le résultat, alarmant, de cet état d’esprit est la perte collective de ce que j’appellerai « le goût de l’avenir ».

Comment en est-on arrivé là ? Après les ouvertures prometteuses du début de la dernière décennie, nous sommes passés à une phase d’hésitations, puis d’inertie. La politique officielle est devenue illisible à force d’être opaque. La concentration des pouvoirs s’est accentuée à tel point que les règles du jeu politique, dans ce qui nous a été présenté au départ comme un processus démocratique, se trouvent dévoyées, inopérantes.

Au regard d’une telle impasse, force est de constater que la pensée politique est loin de relever le défi. Elle a abandonné chez nous les dimensions critique et prospective pour se cantonner, disons, dans la chronique, la réaction à l’événementiel au jour le jour. Finie par exemple la revendication ferme d’une réforme constitutionnelle en vue d’un juste rééquilibrage des pouvoirs et leur séparation selon les normes démocratiques établies universellement, et ce sans parler d’une revendication qui s’est exprimée au lendemain de l’indépendance, celle d’une Assemblée constituante qui aurait eu pour tâche d’élaborer le contenu et les règles d’une telle réforme.

Le chantier institutionnel ainsi déserté, quelle marge de négociation reste-t-il à notre classe politique, et surtout parmi elle aux partis qui affichent encore sporadiquement quelque velléité d’indépendance vis-à-vis du pouvoir ? La négociation se réduit, pour eux, au nombre de portefeuilles qu’ils aspirent à se voir réserver dans l’équipe gouvernementale selon les résultats électoraux obtenus, qu’ils soient d’ailleurs controversés ou non. Piètre ambition quand il est de notoriété publique que ce gouvernement gouverne si peu, à l’instar du parlement légiférant lui-même si peu, de son propre chef.

De son côté, la gauche non institutionnelle, qui jouit d’une grande respectabilité due aux sacrifices qu’elle a consentis dans son combat contre l’ancien régime, n’a pas réussi à acquérir une véritable visibilité politique. Souffrant du mal congénital de la division et, pour ses ailes les plus combatives, d’un certain enfermement idéologique, elle peine à assumer le rôle que l’on attendrait d’elle, celui justement d’impulser le renouveau de la pensée politique, de proposer un projet alternatif de société et d’ouvrir des voies inventives pour la mobilisation citoyenne.

La société civile quant à elle, malgré son dynamisme et son degré de conscience grandissants, semble ne pas avoir pris la mesure du poids non négligeable qu’elle représente dans le rapport de force politique, social et intellectuel existant. Pourtant, bien de ses réalisations, à tous les niveaux du développement humain, de l’aide aux personnes et aux catégories de la population les plus fragiles, de la création et de l’animation culturelles, dénoncent, exemples à l’appui, l’indigence de l’action partisane traditionnelle comme celle des gouvernants dans ces domaines. Mais la dynamique qu’elle a créée risque de s’enliser, à terme, dans des tâches cloisonnées si elle n’est pas portée par une vision du projet social dans son ensemble, où la construction de la démocratie serait une œuvre citoyenne fondée sur des valeurs éthiques dont les politiciens s’inspirent de moins en moins, quand bien même ils prétendent en être convaincus.

Aussi, face à ces multiples carences, l’on ne peut que constater, la mort dans l’âme, que les maîtres à penser, les vrais décideurs d’aujourd’hui ne sont même pas les économistes qui font la pluie et le beau temps sous d’autres climats, mais les technocrates, les managers, les conseillers et consultants en tout genre, éminemment attentifs aux orientations fixées par les institutions financières internationales et les officines d’études stratégiques (de préférence étrangères) aux avis pertinents selon la formule consacrée.

Le résultat en est que le Maroc n’est pas géré comme un pays qui, du fait de son identité affirmée et de la richesse de sa culture, aurait des atouts à faire valoir ; où le peuple, artisan incontesté de la souveraineté nationale, devrait avoir son mot à dire sur la gestion de ses affaires et la construction de son avenir ; où la société, qui n’ignore rien de ce qui se passe dans le village planétaire, désirerait jouir elle aussi des avancées qui s’y sont réalisées sur le plan des connaissances, de l’éducation, de la satisfaction des besoins matériels et moraux, des droits et des libertés. Le Maroc se trouve plutôt géré comme une méga entreprise ou une multinationale dont la finalité est l’enrichissement illimité de ses principaux actionnaires, quitte à distribuer quelques miettes aux petits porteurs afin de créer une classe tampon entre elle et la masse grandissante des laissés-pour-compte.

Le décollage économique du pays, dont certaines prémices sont incontestables, d’autres sujettes à caution, est à ce prix. Et sur cet autel où le culte du veau d’or est célébré de façon indécente, c’est le décollage démocratique qui est en train d’être sacrifié. Comment comprendre autrement les atteintes réitérées à la liberté d’opinion, le harcèlement des organes de presse, les condamnations des journalistes sous les prétextes les plus fallacieux, et dans d’autres domaines tout aussi symboliques la démission de l’Etat face au délabrement du système éducatif ou le désintérêt vis-à-vis de cet enjeu majeur que représente la culture dans la formation de l’esprit de citoyenneté et la structuration de l’identité épanouie d’une nation ?

Le scénario ainsi rédigé, presque bouclé, n’est sûrement pas celui auquel on s’attendait il y a juste dix ans. Et rien ne laisse présager qu’il reste ouvert à une réécriture quelconque. D’où : désillusion. Incertitude. Frustrations. Accès de révolte et sentiment d’impuissance à la fois. Dois-je rappeler que la perte du goût de l’avenir est une aubaine pour ceux qui n’ont pas attendu ce constat pour cultiver « le goût du passé » le plus trompeur qui soit, et se positionner en secouristes soi-disant altruistes des victimes du système : les déshérités, les désespérés, les abonnés aux miracles ?

Les éléments de réflexion qui précèdent, conçus je dois le préciser avant les «événements» de Tunisie, me renforcent dans l’idée qu’un changement de cap s’impose au Maroc. A cet égard, l’amalgame simpliste aussi bien que la politique de l’autruche seraient éminemment périlleux. Le Maroc, et pour de multiples raisons, n’est assurément pas la Tunisie, mais certains ingrédients qui ont été à l’origine de la Révolution dite de jasmin sont réunis, presque à l’identique et depuis fort longtemps dans notre pays.

Si, comme je le crois, la majorité des Marocains aspirent ardemment à une transition pacifique, mais irréversible, vers la démocratie, le moment est donc venu d’un sursaut citoyen impliquant toutes les forces politiques, sociales et intellectuelles qui partagent la même aspiration. L’heure est au bilan critique et autocritique, au réarmement de la pensée, à la libération des initiatives, à l’affirmation claire des solidarités, au débat de fond et à la synergie entre toutes ces forces.

Le moment est venu pour nos gouvernants de donner des gages concrets de leur volonté à satisfaire une telle aspiration, le gage le plus urgent consistant à prendre des mesures radicales pour répondre à la détresse économique et sociale qui a atteint un seuil critique. Cela impliquerait, disons-le sans ambages, la remise en question des choix économiques et du modèle de croissance mis en œuvre jusqu’à nos jours et qui a creusé irrémédiablement les inégalités et les injustices. L’autre gage qui permettra à l’ensemble de la communauté nationale de renouer avec le goût de l’avenir serait un acte fondateur, négocié avec l’ensemble des acteurs de la scène politique et de la société civile, en vue d’imprimer à la Constitution du pays les principes d’un Etat de droit, instaurant la séparation des pouvoirs, l’égalité devant la loi, la protection des libertés, mais aussi d’un Etat de type nouveau prenant acte de l’identité culturelle et autres spécificités de certaines régions pour accorder à leurs populations l’autonomie à laquelle elles ont droit.

Une nouvelle croisée des chemins est en vue pour le Maroc. Le rendez-vous que l’Histoire nous y a fixé ne souffre aucune attente. Puissent la raison et les intérêts supérieurs du pays nous y conduire à temps et nous faire choisir la voie la plus sûre du progrès, de la dignité et de la justice, celle du décollage démocratique.

Abdellatif Laâbi (écrivain marocain)

Pour un Pacte national de la culture

La scène culturelle a connu récemment une véritable crispation. Au-delà de ses manifestations conjoncturelles (la levée de boucliers dans le milieu intellectuel contre certaines décisions intempestives prises par le nouveau ministre de la Culture), cette crise a eu pour effet positif de ranimer le débat sur la situation et les enjeux réels de la culture dans notre pays.
Je m’en réjouis personnellement, car je n’ai cessé, au cours des dernières années, d’attirer l’attention de l’opinion publique et des responsables politiques sur le paradoxe qui consiste à parler d’option démocratique, de modernité, de développement humain, voire de nouveau projet de société, tout en faisant l’impasse sur la place de la culture dans ce processus et le rôle déterminant qu’elle pourrait y jouer. Partant de là, j’ai plaidé en faveur d’un renversement de perspective permettant d’appréhender la culture comme une priorité, une cause méritant d’être placée au centre du débat national.
Le peu d’écho que mes appels ont suscité m’a conduit à une conclusion dont je mesure la gravité : le déni persistant de l’enjeu de la culture met en danger les quelques acquis à forte portée symbolique de la dernière décennie et peut conduire, à terme, à la panne du projet démocratique dans son ensemble. Mais, contrairement à ceux qu’une dérive de la sorte conforte dans leurs prévisions les plus pessimistes ou arrange dans leurs intérêts les plus sordides, je continue à croire que les jeux ne sont pas faits. J’ose croire qu’une autre feuille de route est possible si le besoin et la conviction s’imposent d’un changement de cap, d’une refondation de la Maison marocaine sur des bases humanistes, porteuses de progrès social, matériel et moral, d’une gouvernance au service du bien public, d’un choix sans ambiguïté de la modernité et de l’ouverture sans complexes sur le monde.
Une telle perspective n’est pas une vue de l’esprit car, malgré l’impasse politique qui est en train de se dessiner, le Maroc a profondément changé. Dorénavant, qu’on le veuille ou non, il fait partie intégrante du village planétaire. Les besoins vitaux et intellectuels d’un nombre toujours croissant de Marocains, à l’intérieur du pays comme dans la diaspora, ont tendance à s’aligner sur ceux des citoyens des pays avancés. L’archaïsme persistant dans les mentalités, la forte pression exercée sur les mœurs et les comportements par les mouvements passéistes, sont contrebalancés par l’attrait aussi fort d’autres modèles où la conquête des libertés et des droits, l’accès à la modernité et la jouissance de la prospérité ont été préparés par une révolution des connaissances, des techniques, et de grandes avancées dans le domaine des idées.
Sur le plan de la culture proprement dite, la situation a bougé elle aussi. Bien que ce chantier soit en grande partie déserté par les pouvoirs publics et les élus locaux, les initiatives émanant de la société civile et des créateurs au premier chef sont en train de secouer la léthargie dominante. Alors que son lectorat de proximité se rétrécit, la production littéraire se renouvelle dans ses formes, se diversifie quant à ses langues d’expression, et les femmes y font une percée remarquable. Nombre de revues sur papier ou consultables sur le Net ont vu le jour récemment et entreprennent une véritable valorisation de la création contemporaine. Dans le milieu associatif littéraire et culturel, un changement s’opère visant à mettre fin à l’instrumentalisation partisane qui était en vigueur dans le passé. Ici ou là, dans les universités, souffrant pourtant d’un manque chronique de moyens, la recherche s’active et des filières innovantes se créent. L’offre en matière de galeries s’est accrue considérablement, et la bulle spéculative entourant depuis peu le marché de l’art ne saurait, malgré ses effets pervers, occulter la grande vitalité du mouvement des arts plastiques. Des jeunes ont réussi, en comptant d’abord sur eux-mêmes, à créer de nouvelles musiques, à se faire entendre et apprécier d’un large public.
Dans cette liste, le cinéma représente un exemple à part, hautement significatif. Son décollage incontestable est dû, il faut en convenir, à l’aide massive de l’État. Mais, au-delà des intentions qui ont présidé à ce choix de la part des pouvoirs publics, ce que je retiens de cette heureuse avancée, c’est par-dessus tout la marque du talent et de la créativité dont sont capables nos artistes quand on leur donne les moyens d’exercer normalement leur métier et d’honorer leur fonction. Dans le même ordre d’idée, il serait malhonnête de passer sous silence une réalisation exemplaire, mais orpheline, celle de la nouvelle Bibliothèque nationale à Rabat, un joyau dans sa conception, la haute technicité de ses moyens et l’esprit civique de son fonctionnement. L’exception, en quelque sorte, qui confirme malheureusement la règle et nous renvoie à l’état d’abandon où se trouve la quasi-totalité des domaines de la création, de la recherche, de la pensée, sans oublier celui, majeur, de l’éducation, où la réforme de fond, sans cesse promise, se fait toujours attendre. Les petits pas en avant que nous y avons observés et loués ne sauraient donc à eux seuls changer la donne. Ils s’apparentent à un bricolage en temps de pénurie. Même dans les sociétés avancées, où l’initiative privée et le mécénat prennent leur part dans le développement culturel, l’État ne peut pas dégager sa responsabilité. Son investissement s’avère indispensable dans la mise en place des infrastructures et des institutions adéquates, dans la conduite de la politique visant l’accès de tous aux connaissances, la promotion de la culture du pays et son rayonnement à l’échelle mondiale.
Je pense que le moment est venu pour tous les protagonistes de la scène nationale (décideurs politiques, partis, syndicats, élus, entrepreneurs, acteurs associatifs, et bien sûr intellectuels et créateurs) de se prononcer clairement sur l’état alarmant de notre réalité culturelle et sur le train de mesures à prendre pour y remédier. Outre qu’il est improductif, l’immobilisme conduit logiquement à la régression, qui à son tour fait le lit de tous les obscurantismes. Je plaide ici en faveur du mouvement et de la voie des lumières. D’un projet où nous déciderons de mettre au centre de nos préoccupations la dignité et l’épanouissement de l’élément humain, préparant ainsi l’avènement d’une société plus juste et fraternelle, donc plus pacifiée et ouverte, moins exposée aux démons de la fermeture identitaire et de l’extrémisme.
Je suis conscient qu’il s’agit là d’une œuvre de longue haleine. Mais, au vu des urgences, je prends aujourd’hui la responsabilité d’en poser les préalables dans cet appel pour un Pacte national de la culture que je soumets au libre débat et, pourquoi pas dès maintenant, à l’approbation de celles et ceux qui y reconnaîtraient peu ou prou leurs propres analyses et attentes.

Pacte national pour la culture
Appel

Le Maroc se trouve de nouveau à la croisée des chemins.
Après l’éclaircie du début de la précédente décennie et les espoirs qu’elle a soulevés, l’heure est aux interrogations, voire au doute. La cause en est le flou qui affecte le projet démocratique et la conception même de la démocratie. Celle-ci ne saurait se limiter à l’instauration d’un type déterminé de pouvoir politique, de rapports sociaux, de production et de redistribution des biens matériels. Elle est tout aussi bien un choix civilisationnel qui consiste à miser sur l’élément humain. L’éducation, la recherche scientifique et la culture sont au centre de ce choix, le moteur sans lequel aucun développement d’envergure et durable n’est possible. Aussi la prise en compte d’un tel enjeu devrait-elle relever pour nous de l’urgence nationale. Le chantier de la culture, dans son acception la plus large, nécessite de grands travaux dont la réalisation dépend à la fois de la volonté politique des gouvernants et de la mobilisation citoyenne. Pour me limiter aux besoins pressants et à des mesures-phares, je proposerai ce qui suit :
1. L’impulsion d’un plan d’urgence pour éradiquer définitivement la plaie de l’analphabétisme, avec obligation de résultats dans un délai ne dépassant pas les cinq ans. Ce plan fournirait à l’occasion une solution au drame des milliers de diplômés chômeurs qui, tout en étant salariés et mobilisés pour une noble cause, se verraient offrir des formations appropriées en vue de leur réinsertion ultérieure dans le marché du travail.
2. La constitution d’un Haut Comité scientifique interdisciplinaire auquel sera confiée la mission, d’une part, d’établir l’état des lieux et des besoins dans les domaines de l’éducation, de la culture et de la recherche scientifique, d’autre part d’étudier pour s’en inspirer les différents modèles et expériences ayant cours dans les autres pays du monde et qui ont acquis un statut d’exemplarité. Ce Comité aurait enfin la vocation d’une instance de proposition dont l’avis devrait imprimer la politique gouvernementale.
3. Le lancement d’un plan visant à doter le pays (des grandes villes aux petites en passant par le milieu rural) des infrastructures culturelles qui manquent cruellement : bibliothèques publiques, maisons de la culture, salles de cinéma, théâtres, conservatoires de musique, écoles de formation des gestionnaires et des animateurs des structures précitées. Si l’État doit en être le maître d’œuvre, ce plan nécessite un partenariat avec les acteurs de la société civile présents sur le terrain, ainsi que l’encouragement, par des mesures fiscales et autres, de l’initiative privée et des mécènes qui voudraient s’y investir. Enfin, les assemblées élues et l’exécutif en leur sein devraient impérativement assumer leur part dans la réalisation de ces infrastructures, et obligation leur serait faite d’inscrire cet engagement dans leur cahier des charges.
4. L’institution d’un Centre national des arts et des lettres qui aura pour mission de tisser les liens avec les créateurs, d’être à leur écoute, de leur faciliter le contact avec leur public potentiel et d’œuvrer à la bonne circulation de leurs œuvres. Cela pourra se traduire par :
– l’octroi de bourses d’aide à la création et à la traduction pour une durée déterminée allant jusqu’à l’année sabbatique ;
– la mise à leur disposition de résidences saisonnières tant au Maroc qu’à l’étranger ;
– la création en son sein d’un Bureau du livre chargé de l’aide à l’édition, de la surveillance du marché du livre (notamment pour en réguler le prix), de l’incitation au partenariat indispensable en vue de mettre fin à l’anarchie et l’inefficacité qui règnent dans le domaine de la distribution ;
– l’organisation dans tous les établissements scolaires (du public et du privé), dans les grandes écoles, les centres de formation, les hôpitaux, les prisons, les entreprises, etc. d’interventions d’écrivains, d’artistes, de chercheurs et de grands témoins de l’histoire immédiate, permettant ainsi aux publics les plus divers d’acquérir de nouvelles connaissances, de s’initier à la création artistique, de s’ouvrir à la réflexion et de découvrir simplement leur propre culture.
5. La création d’une Agence pour la promotion de la culture marocaine à l’étranger tant en direction du public international que des communautés marocaines. Elle aurait pour charge de créer les conditions d’une meilleure diffusion de nos productions intellectuelles et artistiques et de leur assurer une vraie représentativité dans les manifestations d’envergure. En synergie avec les départements ministériels concernés, elle jouerait un rôle créatif dans une politique de coopération culturelle fondée sur les principes d’équité et de réciprocité.
6. La mise en chantier d’un plan de sauvetage de la mémoire culturelle marocaine comprenant au moins deux volets :
– celui de la mémoire contemporaine, aujourd’hui en péril suite à la disparition récente d’un grand nombre de nos écrivains, artistes et intellectuels majeurs, ceux-là mêmes qui ont forgé depuis l’indépendance la pensée et la création modernes, et porté au-delà de nos frontières le message de l’imaginaire et de l’humanisme proprement marocains. Le patrimoine qu’ils nous ont légué et les traces de leur activité (manuscrits, correspondance, archives diverses) devraient, pendant qu’il en est encore temps, être répertoriés, rassemblés, traités et préservés par un Institut créé à cet effet, dont le rôle serait de les vivifier en les mettant à la disposition de tous et en organisant autour d’eux diverses activités afin d’assurer la pérennité de leur message. De la même manière, l’Institut accueillerait et traiterait les archives que les intellectuels et créateurs vivants voudraient bien lui confier ;
– celui de la mémoire du passé. Ce chantier, autrement plus vaste, concerne des domaines variés : archives nationales (écrites, sonores et filmées), monuments historiques, patrimoine architectural urbain, lieux chargés de mémoire, fouilles archéologiques, musées, patrimoine oral… Sans parler de la tâche énorme qui incombe aux historiens, à condition de leur donner les moyens de l’accomplir, la formation d’experts dans de multiples disciplines techniques et scientifiques s’avère indispensable si nous voulons mener à terme l’entreprise de sauvegarde, de reconstruction et de revitalisation de notre mémoire culturelle, puis sa transmission aux générations futures.
Est-il besoin de souligner que la traduction en actes des six propositions précédentes pourrait révéler que le domaine de la culture, estimé par préjugé coûteux et de peu de rapport, est au contraire, grâce aux métiers innombrables qu’il suscite, une mine considérable d’emplois, qui n’a rien à envier à d’autres secteurs dont la rentabilité est reconnue ?
7. La redynamisation de la réforme de l’enseignement, car il est certain que le train de mesures précédemment développées dépend d’une locomotive pour être tiré et de rails pour être acheminé vers la destination souhaitée. Aussi la refonte de notre système éducatif devra-t-elle être la pierre de touche de ce Pacte national pour la culture. Le temps est venu d’en finir avec la valse-hésitation et les changements brutaux qui ont été opérés depuis l’indépendance. La question épineuse de la ou des langues d’enseignement devra trouver une solution à la fois pragmatique, pédagogiquement performante, et tenant compte des différentes composantes de notre identité nationale et de notre choix déterminé de la modernité. Il est temps de réhabiliter ce premier service public, de le rendre attractif et réellement productif. Il est temps aussi qu’il offre à ses bénéficiaires l’occasion de découvrir la pensée et la culture vivantes de leur pays et à ces dernières les bases de leur rayonnement.
La crédibilité du choix démocratique, si tel est notre choix, dépend de la façon dont nous préparerons nos enfants et nos jeunes à devenir des citoyens à part entière et à la personnalité affirmée, instruits des réalités de leur pays et de celles du monde, imprégnés des idées de justice, d’égalité et de tolérance, conscients des nouveaux défis que l’humanité entière doit relever pour préserver l’environnement et assurer la survie de l’espèce. En retour, notre pays y gagnera les artisans de sa renaissance intellectuelle, de sa prospérité matérielle et morale, de la reconquête de sa pleine dignité au sein des nations.

Abdellatif Laâbi, mars-avril 2010

Pour un pacte démocratique

Le Maroc a connu, au cours des dernières années, des avancées incontestables sur la voie de l’option démocratique. Au-delà des différences d’appréciation quant à l’ampleur et la concrétisation de ces acquis, au rôle plus ou moins déterminant des différents acteurs qui ont œuvré pour leur réalisation, force est de constater qu’ils ont changé de fond en comble le climat de notre vie politique. Le vent de liberté qui souffle sur notre pays a levé bien des tabous qui ont bridé pendant longtemps le débat national. Il a permis l’éclosion d’une nouvelle conscience citoyenne et favorisé, de façon inouïe, l’initiative et la créativité de la société civile.
Mais il y a un revers de la médaille. Cet élan émancipateur, porteur de rénovation, se heurte dans son déploiement à des vents contraires qui soufflent, eux, depuis des décennies et prennent aujourd’hui l’allure d’une tornade menaçant les fondements humanistes de la Maison marocaine. A l’arbitraire sans faille qui a confisqué le projet démocratique dans le passé se substitue maintenant une déferlante obscurantiste voulant régir notre société selon un modèle encore plus archaïque et ayant dans sa ligne de mire toutes les valeurs pour lesquelles le mouvement progressiste a combattu et consenti d’énormes sacrifices depuis l’aube de l’indépendance.
C’est ainsi que, au moment même où nous entrevoyons une lumière au bout du tunnel, les fossoyeurs de l’espérance s’activent à en boucher l’issue.
Il est grand temps pour les démocrates de notre pays de prendre la mesure exacte d’un tel péril, des effets pernicieux qu’il a déjà provoqués au sein de larges couches de la population, sans parler du doute qu’il réussit parfois à semer dans leurs propres rangs. Il ne s’agit ni de surévaluer ni de sous-estimer ce péril, mais d’assumer résolument une tâche de salubrité publique consistant à ranimer la flamme du combat démocratique et des valeurs qui l’entretiennent. Un combat qui puisse contrer et désarticuler les vagues du pessimisme, du catastrophisme et des lamentations stériles alimentées par ceux qui ont intérêt à présenter le Maroc comme un pays qui régresse plutôt qu’il n’avance, et qui se préparent, en se basant sur ce diagnostic fallacieux, à l’entraîner vers le chaos.
L’heure est donc au sursaut, à la mobilisation des énergies et au rassemblement, non seulement pour faire barrage au camp conservateur lors des prochaines échéances électorales, mais bien au-delà, pour que le projet démocratique porteur de liberté, de pluralisme, de modernité, de progrès matériel et moral soit perçu clairement et massivement comme le seul à même de rendre sa dignité à notre peuple, de répondre concrètement à ses aspirations de justice, d’égalité, de sécurité, et de lui redonner le goût d’un avenir vivable, prometteur d’épanouissement pour lui et les générations futures.
Evidemment, une bataille d’une telle envergure ne saurait être gagnée si les démocrates se présentent en rangs dispersés. Plus que jamais, le camp démocratique est appelé à se ressaisir afin d’enrayer le processus de son propre émiettement. Et il y réussira d’autant plus sûrement qu’il s’attellera sans tarder à la tâche de reconstruction de son identité, de régénération de sa pensée et de ses pratiques. Il en acquerra une vision renouvelée de nos réalités et une appréciation plus objective de l’ensemble des forces vives capables d’entraîner l’adhésion de la société et de la mobiliser en faveur du projet démocratique.
C’est alors que les contours du camp démocratique pourront s’élargir et que la voie du rassemblement s’ouvrira sur de nouvelles perspectives. Partis politiques, syndicats, acteurs de la société civile, intellectuels et créateurs seront en mesure d’enclencher entre eux une véritable synergie, mettant en commun la diversité de leurs savoirs, expériences et talents, au service du même combat.
Mais ces vœux ainsi exprimés auront encore plus de crédibilité et d’impact si l’ensemble des forces citées parviennent à nouer entre elles un pacte démocratique précisant les valeurs et les propositions qu’elles s’engagent à défendre d’une même voix auprès de l’opinion publique.
L’élaboration de ce pacte d’honneur revêt un caractère d’urgence. Toutefois, ce dernier ne gagnera rien à sortir fin prêt d’une officine quelconque. Seul le débat au grand jour, impliquant toutes les potentialités, lui garantira son poids de vérité et sa force de conviction. Fruit de l’intellectuel collectif, il engagera encore plus résolument chaque partenaire dans une bataille qu’il fait sienne et dont il est pleinement conscient qu’elle a pour enjeux déterminants la mise en échec des visées rétrogrades et le triomphe des choix démocratiques.
Œuvrons pour ce pacte fédérateur !
Œuvrons pour que la famille démocratique se redresse et porte haut le flambeau de l’espoir, des valeurs humanistes et du progrès !

Abdellatif Laâbi, septembre 2007

C’est la mémoire de Mohammed Kacimi qu’on assassine!

Cela fait maintenant près de quatre ans que Mohammed Kacimi nous a quittés. A l’annonce de cette perte, l’émotion a été vive tant au Maroc que dans le reste du monde, où ce remarquable passeur entre les rives culturelles comptait de nombreux amis et admirateurs dans les milieux artistiques. Comme ce fut le cas pour d’autres de nos grandes figures intellectuelles, un scénario identique s’est répété. Pendant quelques semaines, quelques mois, un chœur de louanges s’est élevé, entonné par les voix sincères de ceux, celles qui ont aimé l’homme et le créateur, mais aussi par une foule de pleureuses professionnelles et d’intrus passés maîtres dans l’art douteux de l’oraison funèbre, indépendamment de l’identité du défunt. Puis, sans surprise, le silence est retombé, aménageant déjà le lit de l’oubli.
Notre scène culturelle se caractérise ainsi, entre autres tares, par une grande cruauté. Et, dans le cas de Kacimi, celle-ci se traduit par un déni de ses dernières volontés, et donc une indifférence à sa mémoire. Même s’il a travaillé sans relâche pendant plus de quarante ans, Kacimi n’a pas amassé une fortune. Il a laissé une maison modeste, située dans le quartier des Vieux Marocains à Témara, dont il a aménagé progressivement la bâtisse et le jardin et où il a installé son atelier. Une maison devenue au fil des années un havre pour des artistes de passage, un lieu de convivialité, d’échange et de célébration de l’amitié. Parmi les papiers retrouvés après sa mort, il y avait un document dans lequel Kacimi émettait le vœu que sa maison acquière après lui un statut de fondation où ses œuvres seraient préservées, où se tiendraient des expositions permanentes, où une aile qu’il projetait de construire ferait office de résidence d’artistes à condition que ceux-ci s’engagent pendant leur séjour à animer des ateliers de peinture en direction des enfants.
L’idée, dans sa simplicité, exprime bien la générosité de l’homme, son souci des autres artistes et de la transmission des valeurs esthétiques aux générations futures.
Quelques-uns de ses amis se sont aussitôt activés pour essayer de réaliser ces vœux. Reconnaissons par ailleurs au ministre de la Culture le mérite d’avoir usé de son influence pour mettre des scellés sur la porte de l’atelier afin de protéger les œuvres du peintre qui y sont entreposées de toute visée malveillante. Mais, bien vite, un écueil imprévisible s’est dressé sur le chemin de ces bonnes volontés : deux personnes, qui se sont improvisées frères de Kacimi, ont introduit un recours en justice pour disputer son héritage à Batoul, l’enfant unique de Kacimi. Or, ce que ce dernier, par pudeur, n’a jamais révélé, sauf à de rares intimes, c’est qu’il avait été abandonné en très bas âge par son père, qui ne l’a jamais reconnu par la suite.
De comparutions en appels, l’imbroglio juridique continue. Entre-temps, les toiles entreposées dans l’atelier, faute d’un dispositif adéquat de préservation, sont menacées de dégradation à cause de l’humidité, aggravée par la proximité de la mer.
Et, comble du grotesque, voilà que l’Administration des impôts vient d’émettre pour l’année 2006 un avis d’imposition s’élevant à dix mille dir-hams au titre de l’impôt foncier pour la maison, considérée désormais comme « résidence secondaire », alors que la fille de Kacimi, étudiante à Bordeaux, est encore loin d’en être la propriétaire et qu’elle continue à l’entretenir avec les moyens du bord.
Trop, c’est trop ! Il s’agit là d’un scandale qu’il faut faire éclater au grand jour. Et tout le monde devra en prendre pour son grade. L’Etat, qui dilapide des milliards pour que le monde du show-biz international vienne nous jeter en pâture quelques miettes de ses paillettes. La justice, qui n’a pas pu ou pas voulu déceler l’imposture des charognards qui veulent dépecer l’héritage matériel de Kacimi. La presse, même la mieux intentionnée, qui n’a de religion que celle de la tendance et de l’événement. Ceux parmi les intellectuels, et ils sont légion, qui ne savent plus conjuguer la solidarité que quand elle sert leurs petits intérêts personnels. Les partis, qui nous servent la rengaine du silence des intellectuels et n’ont pour le combat de ces derniers qu’indifférence amusée. La société civile elle-même, qui n’a pas encore pris la mesure de l’enjeu culturel dans la configuration d’un projet de société garantissant progrès et modernité. Les amateurs d’art, qui se sont convertis à la bourse des valeurs marchandes et ne voient dans l’œuvre de Kacimi qu’un objet de spéculation juteuse..
Il y a là comme un consensus de l’aveuglement et de la bêtise.
Qu’on se le dise, c’est sous nos yeux qu’on assassine la mémoire d’un grand artiste marocain.
Ce ne sera, hélas, ni le premier ni le dernier. Jusqu’à quand ? Jusqu’au sursaut qui nous permettra de prendre conscience que la mémoire d’un peuple, amputée de l’œuvre civilisatrice de ses penseurs, de ses intellectuels et de ses créateurs, n’est qu’une coquille vide.
Cela dit, Kacimi continuera, contre vents et marées, à vivre dans une autre mémoire, celle qui, partout dans le monde, cherche la lumière dans l’incroyable aventure de l’esprit.

Abdellatif Laâbi
14 mai 2007

Halte à l’amnésie!

(Pour un institut de la mémoire contemporaine au Maroc)

Depuis quelques années, la question de la mémoire, considérée à la fois comme un devoir et un droit, s’est posée de façon insistante sur la scène nationale. Mais, jusqu’à maintenant, la seule avancée que nous ayons enregistrée concerne une période du passé récent entachée, comme on le sait, par des violations graves des droits humains. L’avenir nous dira d’ailleurs si la dynamique enclenchée par l’Instance équité et réconciliation ira jusqu’à son terme logique en établissant toute la vérité sur les années de plomb, en précisant les responsabilités et en amenant l’Etat à faire, solennellement, amende honorable. C’est à ce prix que l’on pourra enfin tourner la page pour s’atteler en confiance aux tâches de la construction démocratique et à l’ancrage de l’Etat de droit.
Le rappel de cet épisode de la reconquête de notre mémoire me permet d’indiquer un chantier autrement plus vaste qui tarde à s’ouvrir et que les Marocains aspirent à mieux connaître. L’histoire du pays, dans ses diverses manifestations (sociales, politiques, culturelles, etc.), n’est-elle pas encore un domaine en friche ? Loin de moi l’idée de minimiser ce que nos historiens et nos chercheurs scientifiques ont déjà entrepris, mais force est de constater que les résultats de leurs investigations restent en grande partie confinés au cercle des initiés et, au mieux, dans l’enceinte universitaire. Faute d’une politique adéquate d’édition, de diffusion et de communication, ils parviennent rarement à la connaissance de l’opinion pour devenir l’un des objets du débat public. Quand on pense par ailleurs au déficit en matière de ces relais de la mémoire que sont les musées (et à l’état d’abandon où se trouve le peu qui en existe) ou, pire, à la gabegie dont souffre l’administration des archives dans tous les domaines, on peut parler d’un mur qui s’oppose obstinément à notre besoin d’accéder librement à notre histoire pour en renouveler la lecture.
Ainsi, du particulier (les années de plomb) au général (l’histoire dans sa globalité), les Marocains restent sur leur soif. Ils n’ont pas d’idée précise sur ce qu’ils vont léguer aux générations futures, et c’est là peut-être une des causes de l’incertitude politique que nous vivons en ce moment.
Ce constat m’était nécessaire pour attirer l’attention sur un domaine particulier où l’amnésie risque de gagner si la prise de conscience fait défaut et que des mesures urgentes ne sont pas prises : celui de la mémoire culturelle contemporaine. Ici, un bref rappel historique s’impose. Après une période d’hibernation de plusieurs siècles, la scène intellectuelle et culturelle au Maroc ne s’est réellement animée qu’aux abords du siècle précédent. Le choc colonial y a été pour beaucoup, et le combat qui a suivi pour l’émancipation nationale en a été le facteur déterminant. Avec l’indépendance, on assistera aux prémices d’un mouvement qui va impulser la recherche en sciences humaines et sociales et secouer le poids de la tradition et du mimétisme en matière littéraire et artistique. Au cours des décennies suivantes, les artisans de la pensée et de la culture marocaines vivantes, telles qu’elles sont constituées aujourd’hui, vont inscrire ce mouvement, de façon irréversible, dans l’aventure de la modernité. Inutile de rappeler ici comment cette expérience fondatrice a été combattue et marginalisée par un système archaïque qui ne pouvait pas en tolérer la charge de subversion. Or, malgré ces aléas, et si la dynamique démocratique actuelle se confirme, il paraît logique que l’une des matières intellectuelles et culturelles dont vont se nourrir les prochaines générations soit justement celle que les artisans du renouvellement de notre culture sont en train de nous léguer. Est-ce rêver que de croire qu’à l’avenir une partie substantielle de nos programmes scolaires et universitaires sera puisée, à l’instar de ce qui se passe normalement ailleurs, dans les œuvres de nos penseurs et créateurs, permettant ainsi à nos descendants, et par le biais d’un imaginaire qui leur est proche, d’accéder aux connaissances, nourrir leur réflexion, découvrir les réalités de la condition humaine, former et affiner leur goût et s’imprégner des valeurs humanistes ? Hélas, rien n’indique que nous prenons ce chemin, car la dimension civilisationnelle n’est tout au plus qu’anecdotique dans le projet de société en cours de débat. Il ne viendrait pas à l’idée des politiques, des économistes et autres stratèges qui monopolisent la parole que la culture pourrait être une priorité, un enjeu majeur du développement humain tant vanté de nos jours. Mais ne jetons pas la pierre à ceux-ci exclusivement, car le mal est plus profond. Tout donne à penser qu’au Maroc la culture ne fait pas partie de nos besoins essentiels. Notre société, et dans ses composantes les plus variées, donne l’impression de pouvoir s’en passer sans grand dommage pour les autres aspirations qui la mobilisent. Le statut de la culture reste donc incertain. Aussi la fonction de l’intellectuel et du créateur est-elle virtuelle. Elle n’est évoquée le plus souvent que dans les débats fortement idéologisés où les intellectuels sont mis tantôt au banc des accusés, tantôt sur un piédestal. Et dans l’hypothèse la plus favorable, celle où des milieux restreints leur reconnaissent quelque valeur ou un rôle à jouer, cela a peu d’incidence sur une réelle circulation de leurs œuvres, sur l’appréciation de celles-ci et des débats qu’elles sont en mesure de susciter.
Dans ces conditions, les écrivains, artistes, penseurs doivent assumer ce qu’il faut bien appeler un exil intérieur. Ils ont le sentiment de vivre dans un temps et un espace décalés d’où ils s’adressent à des interlocuteurs hypothétiques. Plus dramatique, si leur parole n’a pas d’écho maintenant, rien ne garantit qu’elle en aura à l’avenir. Encore que les vivants parmi eux peuvent agir et se battre pour être un peu plus audibles. Mais qu’en est-il des morts ? Depuis l’indépendance, la liste de ceux qui nous ont quittés est impressionnante (Abdallah Rajiî, Mohammed Reggab, Jilali Gharbaoui, Mohammed Aziz Lahbabi, Abbès Saladi, Mohammed Zafzaf, Mohammed Kacimi, Mohammed Choukri, Ahmed Sefrioui, pour n’en citer que quelques-uns). Chacun d’eux a laissé des manuscrits, des inédits, des archives personnelles, des témoignages divers de ses activités qu’aucune institution digne de ce nom n’a eu à cœur de recueillir, de préserver et de mettre à la disposition des chercheurs. Des pans entiers de notre mémoire culturelle sont ainsi à l’abandon et risquent à terme de disparaître. Ce danger guette à l’évidence aussi les vivants, qui sont dans la même incertitude quant au devenir de ce qu’ils vont léguer après eux.
En tirant la sonnette d’alarme, je me garderai de verser dans le catastrophisme car je pense qu’il est encore temps de se reprendre. Comme nous avons commencé à le faire pour des dossiers tout aussi ardus (condition féminine, droits de l’homme, revendication amazighe), la question de la mémoire culturelle pourra être affrontée avec courage si nous parvenons à prendre conscience et à nous convaincre de la place éminente que la culture doit occuper dans le projet d’une nouvelle société à laquelle nous aspirons.
Mon souhait le plus cher (et cela fait des années que je l’exprime) est donc de voir un grand débat national s’ouvrir sur ces questions. En attendant, rien n’empêche de parer au plus pressé. Pour m’en tenir à la sauvegarde de notre mémoire culturelle contemporaine, je pense que la solution concrète est à notre portée. Nous avons l’exemple de nombreux pays où des initiatives publiques et privées ont permis de mettre en place les rouages d’un cadre institutionnel assurant cette sauvegarde. Nous pourrions nous en inspirer et les adapter à nos propres besoins. Si j’en juge d’après ce que je connais de ces initiatives, les moyens qui ont permis de les concrétiser sont relativement modestes. Pour le savoir-faire, nous avons suffisamment de compétences pouvant être orientées en vue de l’acquérir. Mais, bien entendu, la clé du problème reste la volonté politique.
Alors, à quand un Institut de la mémoire culturelle contemporaine au Maroc? Un organisme qui pourrait être un premier jalon sur le chemin de la reconquête de notre histoire, de sa relecture et de sa transmission aux générations futures. Car, au-delà de la reconnaissance que la nation pourra ainsi manifester à l’égard des femmes et des hommes qui ont forgé sa culture, elle donnera ainsi le signe d’un choix de civilisation célébrant la raison et les valeurs humanistes.

Abdellatif Laâbi, Créteil, novembre 2006