Tel un champ en déshérence, la culture !

Si l’on s’accorde en général à considérer que le Maroc a connu récemment des avancées sur le chemin de l’option démocratique et de la configuration d’un nouveau projet de société, force est de constater que le chantier de la culture reste en grande partie à l’écart de cette dynamique. Pour tout observateur averti de l’histoire contemporaine de notre pays, il y a là un réel paradoxe. Car, si l’on se réfère aux deux premières décennies d’après l’indépendance, on découvre que, à l’inverse, c’est le pôle de la pensée et de la création culturelle qui a connu une vitalité exceptionnelle ayant permis d’accomplir la tâche impérieuse de décolonisation des esprits, d’affirmer notre pluralisme culturel et de faire accéder nos différents moyens d’expression artistique au statut de la modernité. Le défi ainsi relevé était d’autant plus louable que la situation politique de l’époque se trouvait plombée. L’intellectuel devait prendre des risques et ne pouvait compter que sur lui-même. Aujourd’hui, alors que la donne a changé, notamment au niveau des libertés et même des moyens alloués à l’exercice de diverses activités à caractère culturel (les festivals, notamment), nous nous trouvons au creux de la vague. Le champ de la culture est en déshérence et accuse manifestement un retard eu égard à la vitalité et à l’ampleur des débats qui agitent la sphère politique. Ces débats, suscités par de nouveaux acteurs de la société civile, trouvant écho dans les médias et relayés de façon plus active par la presse indépendante, contribuent à un décollage de la pensée politique et à l’émergence d’une conscience citoyenne. Notons, et c’est là où le bât blesse, que la dimension culturelle en est presque absente. Vue de l’intérieur, la création culturelle se révèle, quant à elle, éclatée et compartimentée. Peu épaulée par les instances étatiques (à l’exception de la production cinématographique), ne disposant pas de tribunes adéquates pour défendre et illustrer ses propres messages, de circuits efficaces de diffusion et de promotion de ses réalisations, elle semble ne plus jouer de rôle que dans l’arrière-scène. Même la presse indépendante, saluée plus haut pour ses mérites, ne lui accorde qu’une place subsidiaire et n’en rend compte que brièvement, dans les dernières pages, souvent après les sports.
Pour moi, ce constat amer a valeur de cri d’alarme. Et pour une fois je ne vais pas incriminer exclusivement nos gouvernants, qui portent à l’évidence une lourde responsabilité dans l’enlisement actuel. C’est qu’ils traînent derrière eux le boulet d’un héritage où l’élan de la pensée et de la création libres, perçues comme subversives, s’est heurté en permanence à l’hostilité déclarée, au mépris et à la volonté d’encerclement de la part d’un pouvoir hanté par l’asservissement des consciences. À l’heure de l’ouverture proclamée, la rupture avec cette mentalité d’un autre âge et le traitement de ses méfaits nécessite un courage intellectuel et politique qui tarde à venir. Si nous ne souffrons plus des contraintes et de la violence d’antan, nous vivons comme une traversée du désert, sans guide ni boussole. En dehors des mesurettes et des replâtrages, aucun cap d’envergure n’est entrevu. Le pire est que cela ne dérange pas grand monde, en dehors de quelques concernés au premier chef (les créateurs). À propos de ces derniers, justement, et au-delà de la litanie des récriminations de beaucoup d’entre eux, n’est-il pas légitime de s’interroger sur leur part de responsabilité dans cette marginalisation de la culture, due cette fois-ci au découragement, à l’inertie, voire à la démission, sans parler de l’affairisme qui commence à gagner le milieu ? Le temps de la culture considérée comme pôle de résistance intellectuelle semble révolu. On pouvait espérer au moins voir émerger, dans la phase actuelle, un pôle d’une autre nature, jouant un rôle d’alerte, de vigilance éthique, et de force de proposition. La tâche aurait été plus qu’honorable. Des luttes qui se sont déroulées au cours des deux dernières décennies aurait pu servir d’exemple. Les mouvements féministe et amazigh ont bien réussi, eux, à mettre au centre du débat national leur cause et leurs revendications, avec les résultats heureux que l’on sait. Il semble donc que ni de la part des « décideurs » ni de celle des « acteurs » l’on soit en mesure d’impulser la dynamique qui placera la dimension culturelle au cœur du projet démocratique. Dois-je rappeler quelques principes élémentaires en la matière qui sont d’ailleurs évoqués ou défendus ici et là mais rarement mis en pratique ? Le premier, et le plus important à mes yeux, part de la conviction que la culture est bien la pierre de touche du développement humain et que, en conséquence, sa promotion est une urgence au même titre, sinon davantage, que les urgences économiques et sociales. Encore faut-il qu’il y ait un projet animé par une vision qui place l’être humain au centre de ses préoccupations et œuvre à l’épanouissement de toutes ses facultés. La démocratie, revendiquée dans ses principes universels et ses modalités concrètes de réalisation, a peu de chances de s’instaurer s’il n’y a pas de démocrates, à savoir des citoyens libres et responsables, suffisamment armés moralement et intellectuellement pour ne pas être manipulés par le premier démagogue venu, pour défendre, aussi, leurs droits et s’acquitter de leurs devoirs, ayant eu accès aux connaissances indispensables qui forgent la rationalité, l’esprit critique, pouvant de ce fait transmettre à leurs enfants autre chose que le conformisme, le fatalisme, les préjugés et les superstitions. Ce type de citoyen n’est pas une vue de l’esprit. Dans le passé récent, il a pu émerger à la force du poignet, au sein d’une minorité, dans les combats douloureux contre l’arbitraire et l’oppression. Dans le contexte actuel, il acquiert une certaine visibilité. Sa parole et son action, même si elles ne bouleversent pas les grands équilibres, commencent à avoir de l’impact sur le terrain. Mais il fait toujours partie d’une frange de la société tenue à l’écart, par le pouvoir comme par les instances partisanes. Et c’est là un des facteurs qui expliquent l’état d’apesanteur politique où nous nous trouvons aujourd’hui. Sans amoindrir les acquis récents, nous commençons à souffrir d’un passage à vide où les pétitions de principe formulées ces dernières années se heurtent à l’indécision, aux réflexes passéistes et au flou des perspectives. L’impasse n’est donc pas loin. Or le type de citoyen dont je parle se construit dans un processus qui peut prendre des générations. En avons-nous le désir ? la volonté ? Si c’est le cas, quels moyens, quelles mesures envisageons-nous pour ouvrir sans tarder cet immense chantier de la culture, désaffecté depuis l’indépendance du pays ? Sous le règne précédent, on a fait planer sur lui la malédiction et on l’a enserré de barbelés. Sous le nouveau, on se contente d’ouvrir quelques brèches dans la clôture pour entreprendre des travaux de bricolage. Pour paraphraser le poète Ahmed Bouanani, je dirai qu’après avoir bâti dans le sable, puis dans la pierre, le temps est venu où l’on doit « penser sérieusement à bâtir dans l’homme ». Car la misère intellectuelle et morale peut faire autant de ravages que la misère matérielle. L’exemple de maints pays et nations qui ont connu la dynamique du progrès nous apprend que, parmi toutes les ressources qui les ont propulsés hors de l’arriération, la plus précieuse est la ressource humaine dont on a reconnu au préalable la qualité et la pleine dignité, pour l’épanouissement de laquelle on a décidé de mobiliser toutes les autres ressources. Il s’agit ni plus ni moins d’une révolution copernicienne à opérer dans notre vision de la société qui reste à construire, avec non pas une inversion des priorités, mais un sens aigu de leur interaction et du rôle déterminant de chacune d’elles selon les étapes à franchir et les défis à relever.
Mon propos n’est pas d’expliciter ici les termes d’une telle révolution et le train de mesures concrètes qui en découlerait en faveur des grands chantiers qu’un vrai décollage culturel du pays exige. Pour l’instant, je voudrais que ce cri d’alarme fondé sur mon propre constat soit entendu comme un appel à la résurrection du débat sur la question culturelle. Car, dois-je le préciser, c’est le combat démocratique dans son ensemble qui le nécessite, urgemment. Il y gagnera, j’en suis convaincu, un second souffle, ou l’âme qu’il est en train de perdre. Pour dépasser le simple souhait, je pense enfin que le temps est venu d’une grande initiative citoyenne qui se donnerait pour objectif la tenue de ce qui s’appelle communément des états généraux de la culture. L’enjeu est de taille car, cinquante ans après l’émancipation du joug colonial, les bases humanistes de la Maison marocaine ont besoin d’être sérieusement étayées si nous voulons vraiment la réaménager et en faire un espace de liberté et de créativité ouvert sur le monde, un lieu d’épanouissement et un havre de paix et de bonheur pour nos générations futures.

Abdellatif Laâbi, Créteil, janvier 2006

Les mots qui brûlent

Intervention à la biennale internationale de poésie de Liège
(4-7 septembre 2005)

Permettez au président éphémère que je suis de défendre sa réputation en ruant un peu dans les brancards, ne serait-ce que l’espace d’une introduction. Je dois vous avouer, sans grande honte, que les discours sur la poésie m’ennuient. Et les liens que j’ai avec nombre de poètes me portent à croire que cette « indisposition d’esprit » est assez partagée. Mais, comme nous sommes en principe des gens bien élevés, nous n’en laissons rien transparaître. La bienséance nous intime l’acceptation d’un protocole et de conventions bien établis, et depuis fort longtemps, dans la plupart des rencontres de poètes à travers le monde.
J’espère que vous n’entendrez pas malice à ces propos au moment où, devant traiter d’un sujet auréolé de l’habituelle gravité, j’essaie de ne pas me départir de cette légèreté de l’être qui fait que les mots, au lieu de représenter pour nous des fardeaux, deviennent des ailes providentielles assurant l’envol libre de la pensée. Louis Aragon, curieusement remisé de nos jours, disait :

«Je peux me consumer de tout l’enfer du monde
Jamais je ne perdrai cet émerveillement
Du langage»

(Les Poètes)

J’affirme, pour ma part, que seuls les poèmes me procurent un tel émerveillement, rarement les discours sur la poésie, fussent-ils les plus perspicaces. La question n’est pas nouvelle, me direz-vous, et le débat autour d’elle n’est pas près d’être clos. Mon intention, rassurez-vous, n’est pas de la réintroduire par la porte de service. Disons que mon insistance relève d’un certain masochisme, car elle exprime la réelle difficulté de l’exercice pour quelqu’un comme moi qui s’est permis d’écrire un jour : « Quand un poète parle en dehors de sa poésie, ne commet-il pas une infidélité ? »
Je suis donc obligé d’être infidèle aujourd’hui, et en agora, avec en sus le risque de ne retenir de votre attention que la part due à la courtoisie.
Au fait, au fait ! crieront déjà les impatients. Voilà qui m’oblige à me jeter à l’eau, ou plutôt dans les flammes, avec l’idée arrêtée de ne pas m’y attarder, on le comprendra aisément.
Et, pour tordre immédiatement le bâton à l’envers, je voudrais rendre hommage aux amis qui ont élaboré pour nous la thématique de la présente biennale. Un sujet aussi dérangeant nous éloigne à coup sûr de l’unanimisme soporifique qu’il nous est arrivé de subir dans certaines rencontres. Comme si la poésie devait ou pouvait viser un quelconque consensus. Absurde ! L’art qui est le nôtre n’est et ne restera vivant, agissant, que par la diversité infinie des expériences humaines, des sensibilités et des visions, employées chacune dans une quête singulière même quand elles participent toutes d’une commune aventure. Mais, si les voies de la poésie sont multiples et autant légitimes les unes que les autres, car relevant de la liberté de chacun, elles n’en sont pas moins déterminées par des choix éthiques et esthétiques que l’on peut ou non partager. Il ne s’agit point de juger, encore moins de stigmatiser tel ou tel positionnement, il s’agit du droit de marquer sa différence et de la défendre le cas échéant contre les gestionnaires plus ou moins attitrés de la chose poétique qui, eux, ne s’embarrassent pas du droit et de la liberté des autres quand ils décrètent ce qu’est la nature de la poésie et lui fixent des missions exclusives, jugées nobles par rapport à d’autres ravalées au rang de l’anecdotique et du prosaïque. Dois-je rappeler qu’après tout la littérature n’est pas le domaine privilégié de la vertu ? C’est un champ presque comme les autres, où les contradictions et les passions humaines battent leur plein, avec leur cortège d’intérêts, d’enjeux de pouvoir et de séduction, d’amour et de haine, de jalousie et de complicité, de bonté et de bassesse, de vérité et d’erreur, de volonté de puissance et de don magnifique de soi. Et dans ce vaste théâtre de la conscience humaine, je ne dis pas que le poète doive camper le rôle du juste, qui n’est pas nécessairement à sa portée, ou celui du justicier, qui n’est pas réellement en son pouvoir. Pour autant, les tâches qu’il est en mesure d’honorer sont loin d’être dérisoires, la première, éminemment pratique et conditionnant toutes les autres, étant celle qui consiste, par un labeur inlassable, à tailler sa propre langue dans le corps et l’esprit d’une langue imposée ou choisie. L’apport déterminant du poète en particulier à la poésie en général et à l’audience de celle-ci est d’abord cet avènement d’un usage de la langue inédit et en même temps coulant comme de source. Sans cette alchimie préalable, la poésie n’est pas audible et subit immanquablement le sort de tant de denrées périssables. Avec cet atout, elle acquiert par contre la force d’un élément naturel à même de frapper les esprits, libérer les émotions, raviver la mémoire, féconder l’imaginaire et mobiliser les consciences. C’est à partir de là, et de là seulement, que la question de la responsabilité en poésie se pose concrètement.
Le terme de responsabilité peut choquer les âmes sensibles. D’autres, plus retorses, y flaireront par association d’idées un relent du concept, à leurs yeux largement suranné, d’engagement. Mais nous n’allons pas tomber encore une fois dans ce piège. Foin des jeux de mots pour midinettes ! Quoi qu’il en soit, je pense qu’il est grand temps d’oser reparler de poésie en termes d’éthique et d’en dérouler quelques principes simples, l’un d’eux, presque tombé en désuétude, étant le devoir d’insoumission aux doxas d’hier et d’aujourd’hui, y compris celles qui auraient tendance à s’établir en poésie.
Je ne voudrais pas outrepasser mon rôle en étalant l’éventail de ces principes. Il me suffit de dire qu’ils nous indiquent à la fois les chemins et les tranchées d’un combat que d’autres avant nous ont honoré et qui nous échoit à notre tour avant que nous en léguions le témoin à ceux qui viendront après nous.
Au-delà des enjeux si familiers pour nous d’un tel combat, j’aimerais maintenant vous faire part d’un sentiment que le thème de notre rencontre n’a pas manqué de raviver en moi. Si la dignité insigne de la poésie réside dans la longue tradition de résistance qu’elle a opposée aux multiples visages de la barbarie, il arrive au poète, pris en particulier, d’éprouver une étrange culpabilité alors qu’il est innocent des abominations perpétrées et qu’il n’a pas hésité à se dresser corps et âme contre elles. Dans cette logique, écrire revient à se soumettre à l’ordalie, une ordalie profane où il n’attend de jugement que de sa propre conscience mais où l’angoisse perdure tant que le jugement n’est pas rendu. Ce faisant, une autre question le taraude : à quoi bon brûler, rédiger son propre réquisitoire et attendre la peur au ventre la sentence si la justice dans l’absolu n’est pas de ce monde et que la fenêtre de l’espérance demeure hors de portée ? Ce que je décris là ne diffère en rien d’une quête de la rédemption, à cette différence près qu’elle n’a de sens que si elle s’accomplit au bénéfice de l’humanité entière. Et tant que le poète revendiquera son identité humaine, son salut restera hypothétique aussi longtemps qu’un grand nombre de ses semblables continueront à mutiler la vie et que des pans entiers de l’humanité resteront plongés dans l’enfer de l’oppression et des misères d’ici-bas, se demandant avec le poète palestinien Mourid Al-Barghouti : « O Dieu, y a-t-il une vie avant la mort ? »
Le dilemme est là, touchant à l’essence d’une tragédie grecque, traduisant la plus haute exigence intellectuelle et spirituelle, manifestant le seul honneur que la poésie nous fait miroiter, celui d’être des veilleurs de la condition humaine, vigilants, inquiets, doués du sens du partage, de la compassion et de l’émerveillement face au miracle de la vie.
A ce dilemme, on peut se dérober en faisant plus ou moins abstraction du bruit et de la fureur du monde, en répétant sans s’en rendre compte les antiennes de l’industrie du mensonge, en cultivant son jardin, en relisant ses classiques, et je ne sais quoi encore. Il demeure et persiste, consubstantiel à la raison d’être de la poésie, son continent humain, trop humain, ses urgences et sa mission éternelle, disons-le avec assurance.
Un dernier mot. Vous aurez remarqué que j’ai tourné autant que j’ai pu autour du feu avant de m’y plonger sans crier gare jusqu’au dernier cercle. Les mots qui brûlent m’ont appris ce qu’il faut bien appeler une vertu : la discrétion sur soi. Sachons laisser à nos poèmes le soin de se charger de nos exubérances, cris, larmes, fureurs, joies, fascinations, folies, sarcasmes, pulsions vitales et procès en tous genres de nous-mêmes comme du monde. Seuls nos poèmes sont capables de parler de nous avec justesse et loyauté.
Ainsi, la boucle est bouclée. Mon infidélité aura été de courte durée. Et je me retire en murmurant de nouveau les vers de l’auteur du Fou d’Elsa :

«Je peux me consumer de tout l’enfer du monde
Jamais je ne perdrai cet émerveillement
Du langage.»

Le Maroc, malade du Sahara?

Une prise de position sur la question et sur l’actualité politique au Maroc

Oui, c’est bien un cri d’alarme que je voudrais lancer ici. Le Maroc est actuellement entraîné, du fait de la question du Sahara, dans une dérive dont on ne mesure pas assez l’effet d’ébranlement qu’elle peut avoir sur nos acquis de ces cinq dernières années. Sans verser dans la thèse facile du complot, des questions de bon sens s’imposent : Qui a intérêt à une déstabilisation dont la menace se profile à l’horizon ? À qui profitera le chaos qui pourrait en résulter ? Les réponses qui viennent automatiquement à l’esprit, dictées par un réflexe pavlovien, désigneront les ennemis extérieurs, le front intérieur étant, lui, par définition, solide comme du béton et ses acteurs au-dessus de tout soupçon. Or il faudrait être naïf pour ne pas voir que ce sont les nostalgiques de l’ancien régime qui se frottent déjà les mains. Le boulet que le régime précédent avait attaché au pied de son successeur s’avère être une bombe à retardement qui fragilise l’élan réformateur actuel et en brouille le message. La situation est donc propice à un retour en arrière, avec comme détonateurs d’une part les tensions sociales et politiques internes que nous ne connaissons que trop, et d’autre part l’enlisement où nous nous trouvons concernant l’affaire du Sahara. Que ce retour se fasse dans l’engrenage de la violence et, pourquoi pas, à la faveur d’un conflit armé avec l’Algérie n’est pas pour déplaire à ces apprentis sorciers. N’ont-ils pas participé par le passé à la politique de la terre brûlée et usé des mêmes méthodes que le régime militaire voisin pour martyriser notre peuple et confisquer le projet démocratique né avec l’indépendance du pays ? Ils sont, à n’en pas douter, les complices objectifs d’un scénario catastrophe qu’il nous faut envisager avec lucidité. Et ce ne sont pas, hélas, les ténors de notre classe politique, englués dans leurs schémas figés, qui vont nous aider à éviter le pire. La misère de leur discours est telle qu’elle maintient la sclérose et empêche la réflexion de fond sur un problème complexe dont le traitement exige, outre le courage et la détermination, une véritable avancée de la pensée politique, porteuse d’une vision d’avenir.

Pouvons-nous envisager une telle avancée et accepter que les idées, même les plus dérangeantes, s’y confrontent librement ? Rien n’est moins sûr. Et c’est là un réel paradoxe de notre vie politique. Car, s’il y a un acquis de ces dernières années, c’est sûrement celui qui s’est concrétisé au Maroc par l’expression libre de la pensée. Bien des tabous, dont la transgression valait dans le passé les pires exactions, ont volé en éclats. Lignes rouges ou pas, le résultat est là, et il n’est pas mince. Il englobe tous les domaines et touche à tous les sujets sensibles. Le seul domaine où la fossilisation de la pensée reste la règle concerne le Sahara. La vision d’une sortie de l’impasse qui soit honorable, juste, profitable à l’avancée de notre projet démocratique et à la réalisation de nos aspirations au développement, mais qui prenne également en compte la dignité des populations sahraouies, leurs besoins économiques et sociaux, leur spécificité culturelle, cette vision fait cruellement défaut. Avons-nous innové en quoi que ce soit depuis l’ère du vizir Basri, où le traitement de ce dossier avait privilégié la dimension sécuritaire et la création d’élites locales soi-disant liées à nos intérêts, en réalité intégrées par cooptation à un système fondé sur la corruption et le trafic d’influence ? À peine découvre-t-on aujourd’hui qu’au Sahara il n’y a pas que des tribus et des chefs de tribus, qu’il existe aussi une opinion publique et des citoyens ordinaires dont la plupart sont des laissés-pour-compte de ce système, et qu’ils ont voix au chapitre concernant leurs conditions de vie, la gestion de leurs affaires et la construction de leur avenir. Il est tout aussi vrai que c’est récemment, à la suite des attentats de Casablanca, que l’on commence à découvrir le Maroc inutile, abandonné à sa misère et à sa détresse, proie facile des marchands du désespoir et de la haine. Mais on est bien obligé de constater qu’une telle prise de conscience est encore embryonnaire et n’est défendue que par une petite partie de la presse indépendante et quelques courants de la nouvelle gauche. Du côté de l’État et de la majorité de la classe politique, l’inertie est la seule énergie qu’on puisse constater, la prime de l’impuissance devant être attribuée à notre diplomatie, qui n’a jamais eu d’autre politique que réactive. Elle semble ignorer ce qui s’appelle l’initiative et, quand elle réagit à des faits accomplis, elle le fait avec une indigence devenue certainement proverbiale dans les chancelleries à travers le monde. Disons à sa décharge que ses gesticulations ne sont que l’expression d’une carence au niveau de l’État, prisonnier lui-même d’un consensus élevé au rang de dogme et d’un statu quo qu’il essaie de gérer tant bien que mal.

Comment penser et débattre librement dans cette atmosphère délétère où le terrorisme intellectuel bat son plein ? S’il y a bien ligne rouge, elle se situe là. D’un côté, nous avons les vaillants patriotes veillant à ce que même pas une virgule ne soit changée des thèses et des formules consacrées depuis le déclenchement de l’affaire. De l’autre, il ne peut y avoir que des traîtres ou des nihilistes gagnés à la cause des ennemis de l’unité territoriale. Je crois qu’il est grand temps, pour nous, Marocains, d’apprendre une autre langue que celle des perroquets quand il s’agit de patriotisme, et d’en finir avec le monopole attitré de certains en la matière.

Quel est donc ce patriotisme qui pratique la politique de l’autruche et pousse aveuglément un pays et un peuple droit dans le mur, sinon dans le précipice? Le vrai patriotisme n’est-il pas au contraire celui qui a pour souci constant de prémunir notre peuple des malheurs et des souffrances qu’un conflit violent pourrait lui infliger ? Le Maroc n’a-t-il pas été suffisamment ruiné pendant des décennies d’arbitraire, de gabegie, de corruption, de mise à l’écart de régions entières du pays profond, pour qu’on l’expose, alors qu’il relève à peine la tête, à de nouveaux périls ? Le vrai patriotisme, dans le Maroc et le monde d’aujourd’hui, n’est-il pas celui qui se bat pour enraciner chez les citoyens la culture de la paix, de la tolérance et des valeurs démocratiques? qui mobilise les énergies pour sortir le pays de l’impasse du sous-développement, de la sphère de la dépendance, et pour instaurer la justice sociale, assurer à tout un chacun le droit au bien-être matériel et moral, fondement de toute dignité? Enfin, le vrai patriotisme n’est-il pas celui qui œuvre à construire les outils de la pensée libre et de la responsabilité du citoyen ? Quand on sait qu’il y a un autre péril en la demeure, à savoir l’extrémisme qui risque de nous entraîner dans d’autres folies meurtrières, il y a de quoi réfléchir. Sommes-nous incapables d’un sursaut de lucidité qui nous verra remettre sur la table tous les éléments de la question du Sahara, depuis sa genèse jusqu’aux développements tragi-comiques de ces dernières semaines ? Sommes-nous vaccinés définitivement contre l’analyse et le débat raisonnés, et dépourvus à ce point du grain de génie qui donne des ailes à l’imagination créatrice et permet de libérer le cours de l’Histoire ?

En fait, la question cruciale, incontournable, conditionnant la résolution de l’équation du Sahara, est à mon avis la suivante : Quel Maroc voulons-nous ? Celui auquel nous nous sommes habitués de gré ou de force, dont l’élan est plombé par tant d’archaïsmes et au premier chef par la confusion des pouvoirs et leur centralisation à outrance, ou celui qui donnera naissance à un nouveau projet de société, où les règles universellement admises d’une gouvernance démocratiques seront établies, inaugurant l’ère d’une citoyenneté pleine et entière ? Le choix entre les deux options est la clé du problème. Inutile de revenir sur le bilan désastreux de la première, la seule agissante jusqu’à maintenant sur le terrain. Elle nous a conduits à l’impasse et devient porteuse de périls. La deuxième, quant à elle, a au moins le mérite, alors qu’elle n’en est qu’à ses balbutiements, de secouer l’immobilisme et d’ouvrir d’autres pistes de réflexion et de débat. Je ne prétends pas à une première en la matière. Les idées allant dans ce sens se sont exprimées récemment, ici et là, notamment dans la presse, d’abord timidement, ensuite plus clairement, même si elles restent parfois enrobées de formules consacrées, dernière concession aux gardiens du dogme. Si, donc, notre option est bel et bien pour un État moderne, une gouvernance fondée sur les principes démocratiques, une politique sociale mobilisée contre les inégalités, la solution pour le Sahara découlera de ce choix et de l’application de ses principes directeurs. Pour cela, il faut mettre fin au dogme qui considère que l’État chez nous ne peut être que ce qu’il a toujours été. La modernité tant proclamée de nos jours n’est-elle pas le contraire exact de l’archaïsme ? Dois-je préciser que cette révolution dans les mentalités peut s’accomplir sans pour autant jeter aux orties certaines de nos traditions, et en premier lieu, pour être clair, l’institution monarchique ? Ce point étant réglé, rien ne s’oppose à ce que nous prenions exemple sur les États modernes qui ont opté pour un autre modèle que l’État jacobin. Cela va d’une union des États à l’institution dans le cadre de l’État central d’autonomies régionales pleines et entières, en passant bien sûr par le fédéralisme. Ne voyons-nous pas que chacun de ces modèles, dicté par autant de réalités particulières, fonctionne normalement en approfondissant l’idée et la pratique de la démocratie, l’exemple le plus proche de nous et le plus récent dans sa concrétisation étant celui de l’Espagne, dont nous devons méditer et mettre à profit l’expérience ?

Je sais qu’à ce stade de mon raisonnement on ne manquera pas de m’opposer l’argument massue de l’Histoire. À cela je répondrai : On ne peut pas en faire abstraction, mais doit-on pour autant en être les otages ? J’ajouterai qu’heureusement l’histoire d’un peuple n’est pas seulement derrière lui, mais devant lui. Comme toutes les œuvres humaines, elle est appelée à être déconstruite et reconstruite. Point de fatalité en la matière. Un peuple qui n’a pas l’ambition d’être le maître de son histoire et d’infléchir le cours de son destin se condamne à n’être qu’un figurant dans une pièce dont plus puissants que lui tireront toujours les ficelles. Dois-je rappeler enfin que l’Histoire avance par accumulations successives, et par ruptures salutaires aussi ?

C’est cette rupture sans violence, raisonnée, que j’appelle de mes vœux. Elle pourrait se traduire, pour l’affaire qui nous concerne, et au-delà pour la nation marocaine, par une initiative audacieuse, ferme et transparente, ouverte au plus large débat qui soit, couronnée à l’arrivée par un référendum populaire. L’idée, on l’aura deviné, étant une réforme constitutionnelle majeure visant à instaurer au Maroc un État de type nouveau, définitivement ancré dans la modernité, où certaines régions, suivant le choix libre de leurs habitants, accéderont à l’autonomie et pourront s’autogouverner au sens plein du terme, l’État gardant les prérogatives admises en pareil cas, selon un modèle qui devra être affiné en fonction de la spécificité de nos institutions. Il est évident que, dans le cadre de ce projet, un soin particulier devra être apporté à la composante sahraouie, en impliquant réellement les populations dans le débat, sans parler des mesures à prendre, comme gage de sincérité et de simple justice, pour mettre fin à la politique du tout-sécuritaire et pour s’attaquer aux urgences socio-économiques et culturelles. Les Sahraouis pourront ainsi s’assurer de la véracité du projet qui leur est proposé et découvrir non seulement qu’il répond valablement à leurs intérêts et aspirations, mais qu’ils en seront des partenaires et des acteurs à part entière.

Voilà une perspective autrement plus porteuse de paix, d’espoir, de développement humain et matériel, de solidarité fraternelle, que celle qui leur est promise par Mohammed Abdelaziz qui, soit dit en passant, reste prisonnier d’un arsenal dogmatique qui n’a rien à envier à celui de nos gardiens du dogme. Si je devais, par exemple, répondre à la lettre surréaliste qu’il a adressée récemment à la société civile marocaine, je me contenterais de poser les questions suivantes : Quelle crédibilité peut-on accorder à un mouvement de libération nationale dont les deux tiers de l’état-major sont passés à l’ennemi? Quelle marge de liberté de pensée et de manœuvre politique un tel mouvement peut-il avoir quand il a lié son sort à un pouvoir militaire qui a fait avorter par la terreur et dans le sang le projet de libération du peuple algérien et ses aspirations, en tout similaires aux nôtres, à un État de droit ?

Ainsi, une nouvelle voie, autre que l’alternative de l’indépendance ou du ralliement, pourra s’offrir aux Sahraouis. Évitant les déchirements, les surenchères du nationalisme passéiste et les risques de dérive violente, elle permettra la sortie de la crise par un engagement commun à faire avancer le projet démocratique et l’établir sur des bases saines et durables. Et si j’ai un message fraternel à adresser aux Sahraouis, où qu’ils se trouvent, il se situe bien là. Chacun d’eux, par son choix libre, prendra sa part de responsabilité dans la réalisation ou l’avortement de ce projet. Sa décision sera capitale pour l’avenir de notre région car, si nous élargissons notre analyse à l’échelle du Maghreb, est-il possible de nier que le seul espace où une vraie perspective démocratique est en train de se dessiner est, pour le moment, le Maroc ? Si le choix de chacun de nous est bien celui de la liberté et de la démocratie, notre intérêt à tous est de sauvegarder cet espace, le renforcer et le faire avancer jusqu’à la réalisation pleine et entière de nos aspirations. C’est alors que le conflit du Sahara aura une issue heureuse. Réglé dans cet esprit, il élargira, dans notre région, l’espace de la paix et de la construction démocratique.

Ayant commencé par un cri d’alarme, c’est par cette note d’optimisme que je voudrais terminer. Si le Maroc est aujourd’hui malade du Sahara, c’est peut-être par ce dernier qu’il entreprendra la voie de sa guérison. La médication demandera du temps pour donner les résultats espérés, mais il ne faut pas tarder à l’administrer. Encore faut-il écarter de la chambre du patient les apprentis sorciers et autres charlatans, en ouvrir les fenêtres pour laisser passer l’air vivifiant de la raison et de l’espoir. Ce changement de cap exige un sens élevé de l’État et une vision capable d’anticiper l’avenir. C’est avec de tels atouts que sont le mieux fructifiés les rendez-vous qu’un peuple prend avec l’Histoire.

Abdellatif Laâbi, juin 2005

Ultra-majoritaire, le camp intégriste ?

(lettre ouverte à l’équipe de TelQuel, hebdomadaire marocain)

Chers amis,

Permettez-moi d’abord de vous exprimer publiquement mon estime et ma reconnaissance pour le travail si précieux que vous accomplissez depuis la création de TelQuel. Pour moi, et je le dis sans complaisance, vous êtes la fine fleur de cette presse libre et indépendante dont beaucoup de démocrates ont rêvé. Grâce à vous, et à quelques-uns de vos confrères (peu nombreux, il est vrai), la pensée politique est en train de se revivifier, des pans entiers de nos réalités sociales, économiques et culturelles apparaissent sous un éclairage nouveau, des tabous qui avaient la vie dure volent en éclats, le dynamisme et l’inventivité de la société civile sont mieux reconnus, le champ des libertés s’élargit et fructifie. Vous êtes, dans votre domaine particulier, le symbole de ce que j’ai appelé il y a quelques années l’Autre Maroc et que je continue à défendre et à illustrer à ma façon. Ce Maroc qui peine encore à trouver l’expression politique et morale digne de ses aspirations mais qui, par différentes voies, avance et persiste dans son opposition résolue à l’arbitraire et l’absolutisme, tourne le dos aux archaïsmes, renoue avec la pensée critique, travaille sans relâche pour enraciner les valeurs démocratiques, l’éthique de la politique, défend bec et ongles le choix de la modernité et ne perd jamais de vue que tous ces fronts de lutte n’ont de sens que s’ils servent le rêve d’une société plus juste et plus humaine, permettant au plus grand nombre de nos concitoyens qui continuent à souffrir dans leur chair et leur dignité de renouer avec l’espérance et, de là, se mobiliser pour accomplir la tâche historique de reconstruction de notre pays. Ce Maroc, dois-je le préciser, n’est pas un projet tombé de la dernière pluie, comme on a tendance à le faire croire, né à la faveur de la succession à la tête de l’Etat et des ouvertures qui se sont ensuivies. Sauf à avoir la mémoire courte, on conviendra que sa conception remonte à plusieurs décennies et que sa croissance est ancrée dans l’histoire de tous les combats qui ont été menés depuis l’indépendance pour que notre peuple redevienne l’acteur de son émancipation et le maître de son destin.

Je m’en arrête là de ce panégyrique qui pourrait détonner sous ma plume. En fait, si je m’adresse à vous, et à travers vous à cet Autre Maroc, unique objet de mes attentions, mon objectif est de susciter de nouveau le débat, d’en appeler à la vigilance intellectuelle, d’affirmer avec énergie mon refus du pessimisme stérile qui finit d’une manière ou d’une autre par verser de l’eau au moulin des marchands de désespoir. Car, pour moi, ce Maroc-là ne se réduit pas à des formes plus ou moins pertinentes de résistance, je le conçois aussi comme un creuset où l’espoir se forge, où les forces se trempent et se conjuguent pour imprimer leur marque au cours du changement afin qu’une voie nouvelle s’ouvre enfin pour notre pays, aux antipodes de celle, sans issue, où l’absolutisme d’hier et l’obscurantisme d’aujourd’hui ont cherché et cherchent à l’enfermer. Voilà qui me permet d’aborder maintenant le sujet qui a suscité cette lettre ouverte. Il s’agit de l’infléchissement que j’ai constaté depuis quelque temps dans la ligne éditoriale de TelQuel portant plus précisément sur votre évaluation du phénomène intégriste et de ses représentations politiques. Deux éditoriaux signés par le directeur de la publication m’ont particulièrement arrêté, notamment celui intitulé «Un édito contre un autre» (votre édition du 2 au 8 octobre dernier). Ahmed R. Benchemsi, dont j’ai toujours apprécié le courage, la rigueur intellectuelle, la finesse d’analyse et l’attachement sans faille aux valeurs que j’ai énumérées plus haut, affirme, la mort dans l’âme je suppose, que le camp des intégristes est ultra-majoritaire dans le pays alors que le camp des laïcs (des démocrates, suis-je tenté de lire) est ultra-minoritaire. Le premier aurait déjà gagné la bataille, et il ne resterait au second, dans le meilleur des cas, qu’à se mettre en résistance. C’est vrai, les apparences pourraient lui donner raison. Encore qu’il faille faire la part des faits inscrits durablement dans la réalité et dûment prouvés, et celle des impressions, donc de la subjectivité des observateurs et des analystes. Or ce que l’on constate, c’est que, pour beaucoup de ces derniers, l’impression se transforme vite en certitude, voire en conviction, à la suite d’un phénomène assez irrationnel de fascination. Je pensais jusqu’à maintenant que c’était surtout à l’étranger (dans le monde occidental, notamment) que ce glissement s’était opéré, à telle enseigne que c’en est devenu un dogme figeant les réalités du monde arabo-musulman dans une lecture univoque, où l’intégrisme et le fanatisme seraient la seule donnée tangible, la seule force agissant sur le présent et régissant le futur. Je dépense ici (en France) une partie de mon énergie à contrecarrer cette fascination frisant l’autisme en faisant passer dans les médias (selon mes modestes moyens) un autre message que je croyais jusqu’ici partager avec mes amis de TelQuel. J’espérais au moins que cette lecture univoque ne s’instaurerait pas au Maroc dans les mêmes termes. Ne nous plaignons-nous pas, au point que c’en est devenu une litanie, de l’image tronquée, réductrice, que les médias étrangers donnent de nos réalités, confortant en cela l’ignorance et les peurs irrationnelles de leurs propres sociétés? Malheureusement, cette attitude que nous stigmatisons sans cesse est en train de s’établir chez nous, par un étrange mimétisme. Et c’est là où le bât blesse. Si la lecture qu’offrent les médias étrangers de nos réalités a un impact mitigé, il n’en est pas de même s’agissant de notre propre presse, a fortiori celle qui, comme TelQuel, s’est battue jusqu’à maintenant pour un projet de société aux antipodes des visées du camp passéiste. Est-ce un coup de fatigue, un vague à l’âme somme toute compréhensible quand on se sent un peu comme dans la peau de Sisyphe ? Peut-être. Mais il est de mon devoir d’attirer l’attention sur les conséquences d’une telle attitude. Le danger consiste à donner l’impression que la défaite est consommée, alors que la bataille ne fait que commencer. Sans vouloir se voiler la face sur la réalité de l’intégrisme (comment le pourrait-on ?), notre tâche n’est-elle pas d’abord et avant tout d’accompagner avec le maximum d’attentions le Maroc qui bouge, intègre à grands pas la modernité, reconnaît les bienfaits du pluralisme et se bat au quotidien pour faire avancer le projet démocratique ? Certes, me rétorquera-t-on, le rôle d’un journal non partisan est d’informer, donner au lecteur les éléments d’appréciation qui lui permettront de former son jugement ou sa conviction. J’en conviens, mais, dans la situation de crise aiguë que nous traversons, où se pose brutalement la question du projet contre projet, tout dépend du dosage et du traitement de la matière que nous soumettons au lecteur. Or je suis bien obligé de constater que notre presse la mieux intentionnée consacre une place démesurée aux faits et gestes de l’adversaire et n’hésite pas à louer chez lui des vertus dont serait définitivement dénué le camp démocratique. Une telle fixation me paraît dommageable car, au bout du compte, cela revient à satisfaire sans le vouloir l’un des objectifs du mouvement intégriste, un objectif qu’il n’a jamais caché et qui consiste à se présenter comme le centre exclusif de la vie politique, la référence incontournable, le partenaire privilégié sans lequel rien ne peut se décider ou se construire. Et je ne parlerai pas ici de sa prétention à s’autoproclamer première force politique du pays puisque, apparemment, plus personne ne la lui conteste (votre journal y compris).

Pour revenir à l’argumentaire d’Ahmed R. Benchemsi, je dois en toute simplicité poser la question suivante : Sur quoi se base-t-il pour affirmer que le camp intégriste est devenu ultra-majoritaire ? TelQuel aurait-il mené une enquête de fond selon les normes établies internationalement pour le prouver ? Je sais qu’il n’en a pas les moyens. Nous sommes donc en présence d’une idée qui repose sur une conviction intime, certes, mais que rien ne vient étayer, sinon l’impression générale qui prévaut en la matière et que d’aucuns ont vite transformée en dogme. Quant à moi, si je n’ai pas non plus les moyens d’affirmer le contraire, je peux au moins avancer des éléments susceptibles de relativiser une thèse dont la validité ne me semble pas prouvée. Si je devais m’en tenir aux apparences, je commencerais par le phénomène le plus frappant à première vue : celui du nombre de jeunes filles et de femmes voilées au Maroc. On ne viendra pas me dire que ces dernières sont ultra-majoritaires. Allez voir en comparaison ce qui se passe, par exemple, en Syrie, connue depuis des décennies comme une société avancée socialement et culturellement par rapport à la nôtre. Là, le doute n’est pas permis, alors que l’Etat syrien est, lui, officiellement laïc. Sur un plan plus important, car, après tout, les modes vestimentaires vont et viennent, avez-vous remarqué l’absence totale, physique et intellectuelle, de la mouvance intégriste dans le domaine de la culture vivante ? Voilà un secteur vital, celui de la création artistique, avec toutes ses formes d’expression, qui a été et demeure le fait du camp démocratique. Et si nous devons évaluer son impact, allons-nous recenser seulement l’élite qui crée sans tenir compte de la masse non négligeable qui lit, va au cinéma, au théâtre, aux expositions, aux festivals de musique stigmatisés, comme vous l’avez remarqué, par certains ténors intégristes ? Par ailleurs, nul besoin de rappeler ici ce que TelQuel a contribué grandement à faire connaître, à savoir le mouvement de la société civile. Pouvons-nous, alors que nous l’avons encensé, considérer comme quantité négligeable ce mouvement qui, dans bien des domaines, est en train de changer la donne de la pratique citoyenne ? Combien sont-ils, ces militants démocrates qui travaillent avec abnégation sans publicité et sans intention d’enrôler les gens dans une idéologie ou dans un parti ? Et puisqu’on parle de partis, voyons au moins ceux qui se réclament historiquement du credo démocratique. Quelles que soient les critiques, parfois radicales, que nous sommes en droit de leur adresser, est-il raisonnable de les considérer comme des groupuscules ne représentant plus rien dans le pays ? Il me faudrait un autre espace que celui de cette lettre pour énumérer tous les acteurs visibles et invisibles d’un camp affecté malheureusement d’une étrange maladie, celle de l’auto-dénigrement et de la perte de confiance en lui-même, à telle enseigne qu’il est en train de dilapider son patrimoine de légitimité.

Avant de terminer, je voudrais soulever un point crucial. Lorsque nous parlons du camp ultra-majoritaire, ne faisons-nous pas une grave confusion entre le mouvement intégriste organisé et la masse des croyants, qui ne se reconnaît pas forcément dans son idéologie, ses pratiques, et continue à vivre sereinement sa croyance loin de tout embrigadement ? Que faisons-nous d’une autre catégorie de croyants (où se retrouvent certains intellectuels de valeur) qui, même si elle est peu nombreuse, défend tout autant que nous la laïcité et fait avancer sur ce point la pensée religieuse ? Perdre de vue cet aspect de la réalité revient à faire un cadeau impérial à ceux qui essaient de monopoliser d’une façon caricaturale le champ du religieux.

Je m’en arrête là, mon objectif n’étant pas de réfuter la thèse de TelQuel par une autre thèse, opposée. Le problème se situe à mon avis ailleurs que dans cette équation de la majorité-minorité. Ce que je veux dire, c’est que, même si nous étions minoritaires (ultra-minoritaires, sûrement pas), il ne faudrait pas céder à la panique, succomber à la fascination par la force de l’adversaire. Si la tâche nous semble aujourd’hui rude, souvenons-nous de ce qu’elle était il y a trente ans, au temps de l’arbitraire absolu. N’oublions pas les leçons de l’histoire. Les combats d’hier ont au moins permis la liberté avec laquelle nous débattons des questions épineuses d’aujourd’hui. Je dirai pour terminer que la tâche n’a jamais été aussi exaltante. La vision que nous avons maintenant de l’Etat de droit, de la citoyenneté, du développement, du progrès, du pluralisme, des relations à instaurer entre hommes et femmes, entre générations, n’a jamais été plus affinée, plus clairvoyante ni plus généreuse. Tout cela, mes chers amis, se passe au Maroc, un pays en lequel je crois. Tout cela est de plus en plus compris par un nombre inestimable de Marocains qui refusent de croire que le long tunnel où l’avenir piétine est une fatalité.

Fraternellement vôtre,

Abdellatif Laâbi, novembre 2004

Manifeste de Madrid

Après les attentats du 11 mars 2004 à Madrid, une initiative appelée « Le Train de la vie et de l’amitié » a été prise par un certain nombre d’intellectuels, d’artistes et de journalistes pour manifester leur solidarité avec le peuple espagnol. La délégation marocaine est allée à Madrid en juillet 2004, à la rencontre des familles des victimes et des démocrates espagnols partenaires de l’initiative. A cette occasion, le texte suivant, signé par de nombreux intellectuels marocains et espagnols a été communiqué à l’opinion internationale :

Nous, citoyens marocains et espagnols signataires de cette déclaration, réunis autour de l’initiative « Le train de la vie et de l’amitié », adressons en priorité un message de fraternité aux familles des victimes des attentats du 16 mai 2003 à Casablanca et du 11 mars 2004 à Madrid. Notre pensée va aussi aux rescapés qui souffrent encore dans leur chair et leur âme. Nous voulons qu’ils sachent tous que nous partageons leurs souffrances et sommes endeuillés par leur deuil. Face à cette tragédie, nous nous sentons unis dans le sentiment de l’horreur que nous inspire la barbarie du terrorisme. Quelles que soient nos croyances religieuses, nos convictions philosophiques, idéologiques ou politiques, nous sommes encore plus convaincus que la vie est ce qu’il y a de plus sacré en l’homme, et qu’elle est le bien le plus précieux de l’humanité. Rien, absolument rien ne justifie moralement d’y porter atteinte et de la mutiler. Le droit que certains s’octroient sur elle les met au ban de l’humanité. Nous tenons donc à réaffirmer ici solennellement notre attachement aux valeurs universelles qui nous sont communes : la liberté, la tolérance, la démocratie, la fraternité, le respect de la dignité humaine, le rejet intégral du fanatisme et de l’obscurantisme d’où qu’ils viennent. D’un autre côté, nous pensons que la terrible épreuve que nous venons de traverser devrait agir comme un puissant levier d’ouverture et de dialogue. L’heure est venue, des deux côtés du Détroit, de reconnaître sans complexe et en toute confiance la part commune, si essentielle, de notre culture et de notre histoire, de faire un atout déterminant de notre voisinage géographique et de nous atteler à un vaste projet de développement humain et démocratique qui puisse canaliser et mettre en harmonie le dynamisme, le génie et les aspirations de nos deux peuples à une société humaine plus juste et pacifiée.

Que nos mains se joignent. La caravane de la vie passera, car elle est la seule à emprunter résolument le chemin de l’espoir.

Question de mémoire (lettre ouverte à Monsieur le Maire de la ville de Fès)

Laabi et Fes

Monsieur le Maire,

Je ne sais pas si mon nom évoque pour vous quelque chose. Si je vous demande cela, ce n’est pas par fausse modestie, croyez-le, mais parce que nous avons appris, nous autres écrivains de ce pays, à ne pas nous faire trop d’illusions sur l’intérêt que nos œuvres suscitent à l’intérieur de notre propre société, y compris au sein de ce que l’on appelle l’élite. Alors que nous assistons depuis peu à une certaine résurgence du droit, nié et bafoué pendant plusieurs décennies, la culture, quant à elle, continue à avoir chez nous un statut fantomatique. Même dans les milieux où elle devrait être considérée comme une clé du progrès et un facteur déterminant pour l’épanouissement individuel et collectif, force est de constater qu’elle n’est invoquée qu’à titre accessoire, si elle n’est pas simplement instrumentalisée pour légitimer des positions indûment acquises ou faire reluire de piètres effigies. Nous avons donc bien intégré cette frustration sans verser pour autant dans l’apitoiement stérile sur notre condition. Pas prophètes pour un sou, ni chez nous, ni ailleurs ! Tant mieux, dirai-je, car la marge où nous campons est un des rares lieux où nous pouvons exercer notre liberté sans en demander la permission à quelque pouvoir que ce soit. Ce faisant, nous sommes convaincus de ne pas travailler à perte. Nos écrits, nos idées, nos intuitions font et feront leur chemin. Ils participent de cet élan vital qui finit un jour ou l’autre par élargir le champ de la conscience, libérer le cours de l’histoire et restituer aux acteurs de celle-ci le don de la création libre de leur vie et de leur destin.

Mais, au-delà de ces considérations, sachez que je suis né, il y a maintenant soixante ans, au fond de la médina de Fès, dans le quartier de Aïn el-Khayl, que j’ai fait mes études primaires à l’école du quartier voisin de Lemtiyine et secondaires au collège Moulay Idriss. Depuis que j’ai quitté Fès pour poursuivre mes études et enseigner par la suite à Rabat, ma vie a connu bien des bouleversements, dont certains sont tombés dans le domaine public parce que liés à la violence politique que notre pays a traversée et dont il ne s’est pas encore tout à fait remis. Je vous fais grâce des détails de l’épreuve personnelle que j’ai vécue dans ce contexte. Toujours est-il qu’elle ne m’a laissé, à un moment précis, d’autre choix que l’exil, que j’ai cru d’abord, la mort dans l’âme, définitif. Heureusement que le malheur, dans la vie d’un homme ou d’une nation, n’est pas une fatalité sans appel. Il arrive parfois que l’Histoire ruse au détriment de la tyrannie. Avec le dégel que le Maroc a fini par connaître, j’ai pu retrouver sans plus d’appréhension le pays, circuler et m’exprimer librement, et bien entendu revoir les vivants parmi les miens, me recueillir sur la tombe des chers disparus d’entre eux au cimetière de Bab Guissa et renouer avec les lieux de mon enfance. Souvent, d’ailleurs, j’effectuais ces visites en compagnie d’amis, étrangers ou non, auxquels je servais de cicérone, trop ému et distrait pour être bon pédagogue. Malgré cela, mes amis s’émerveillaient de ce qu’ils découvraient et m’en savaient gré avec une bienveillance qui m’allait droit au cœur. Hélas, et sans rien laisser transparaître, je partageais rarement leur émerveillement car mes yeux avertis par une longue pratique de ma ville ne pouvaient pas faire l’impasse sur l’envers du décor. Alors qu’ils vivaient, eux, des instants magiques, je devais dissimuler ce qui était pour moi un véritable crève-cœur. Et c’est là que je voulais en venir.

Monsieur le Maire, la médina de Fès va mal, très mal, et ceux qui se bousculent à son chevet lui tiennent la jambe avec des discours flatteurs au lieu de s’atteler à ouvrir les chantiers de son redressement. Qu’en est-il, par exemple, de la mise en pratique de la décision de l’Unesco considérant que ce haut lieu de notre mémoire fait partie du patrimoine universel ? Les mesurettes sporadiques prises jusqu’à maintenant ne changent en rien la donne, et si un plan hardi de sauvetage n’est pas décidé urgemment, gageons que, dans quelques décennies tout au plus, une des rares cités millénaires sauvegardées presque intactes jusqu’à l’époque contemporaine sera mutilée au point de devenir méconnaissable. Encore faut-il que ce plan lui-même soit animé par une vision où la protection des sites, la restauration de ce qui menace ruine aillent de pair avec une lecture revivifiée de l’histoire et le souci d’en transmettre toutes les richesses et les subtilités aux générations futures.

Pour ne pas en rester à des généralités, permettez-moi d’illustrer mon propos à l’aide de deux exemples pris parmi des dizaines, qui me semblent particulièrement significatifs d’un état d’esprit marqué par l’ignorance et le manque de respect pour un patrimoine dont nous sommes certes les dépositaires mais non les propriétaires exclusifs puisqu’il appartient à l’humanité entière.

Le premier me touche de très près. C’est que la maison de Aïn el-Khayl où je suis né colle au minaret de la petite mosquée qui ne porte d’autre nom que celui de notre quartier. Au cours des derniers pèlerinages à ces lieux de mon enfance, j’ai constaté que cette mosquée tombait de plus en plus en ruine. La négligence des hommes et les outrages du temps ont fait que sa porte d’entrée s’est affaissée progressivement au point qu’elle est aujourd’hui enterrée à moitié dans le sol, condamnée au propre et au figuré. Je ne peux plus avoir recours qu’à mon imagination si je veux revisiter la salle des prières où il m’arrivait de me réfugier tout petit pour jouir d’un moment de calme ou de solitude. Je me souviens encore du doux clair-obscur qui y régnait, de la rumeur discrète des chuchotements des adultes quand ils devisaient après s’être acquittés de leur devoir religieux. J’entends le bruissement apaisant de la source qui alimentait le bassin situé en contrebas. Si j’évoque cela, ce n’est pas par pure nostalgie du paradis prétendu de l’enfance, mais parce que cette humble mosquée a compté il y a longtemps parmi ses visiteurs le pôle de la mystique musulmane Ibn Arabi. L’auteur des Conquêtes spirituelles et des Gemmes de la sagesse y a dispensé pendant quelque temps son enseignement, quand Fès vivait en symbiose avec l’aventure de l’esprit qui brillait de mille feux en Andalousie. Rien alentour ne signale le passage du Chaykh al-akbar (le Grand Maître). Pire, à quoi servirait-il de signaler quoi que ce soit le jour où cette mosquée viendrait à disparaître, remplacée par quelque gargote ou obscur café ? Un jalon lumineux serait ainsi retiré de notre mémoire.

Le deuxième exemple est tristement similaire. Vous connaissez, bien sûr, la maison située vers le milieu de l’artère appelée Talaa Lekbira, où l’illustre historien Ibn Khaldoun a séjourné. Là, au moins, un de vos prédécesseurs s’en est avisé et a apposé à l’entrée une plaque sommaire en bois, signalant l’événement. J’ai eu la bonne surprise de le découvrir lors de mon premier retour au Maroc après une longue période d’exil. Une surprise très vite tempérée et carrément déçue lorsque je me suis rendu compte que cette plaque faisait office de pierre tombale plantée à la tête d’un cénotaphe. La maison elle-même n’était pas visitable car habitée par des particuliers de condition très modeste qui devaient y camper plus qu’autre chose vu l’état de délabrement de la masure. Je me suis consolé comme j’ai pu en me disant qu’au moins l’intention y était. Mais je n’étais pas au bout de mes déceptions. Quelques années après, lors d’une autre visite en médina en compagnie d’amis, j’étais tout émoustillé à l’idée de leur faire découvrir la maison d’Ibn Khaldoun quand quelque chose d’insolite se produisit. Je n’arrivais plus à la retrouver. Après plusieurs descentes et montées, j’ai fini par expliquer mon embarras à un patriarche assis sur un tabouret pas trop loin de l’endroit où elle devait en principe se situer. Le nom d’Ibn Khaldoun ne lui disait rien, la plaque, si. «Elle y était, mais elle est tombée», a-t-il fini par lâcher ! D’autres visites ont suivi, toujours pas de plaque, et la maison de l’auteur des Prolégomènes et de l’Histoire des Berbères a sombré de nouveau dans l’anonymat.

J’aurais pu, Monsieur le Maire, rouvrir avec vous des dossiers plus chargés, largement discutés sur la place publique, tels l’explosion démographique de la médina et la paupérisation galopante de ses habitants, l’état de délabrement de beaucoup de monuments tant vantés par nos dépliants touristiques, les quartiers entiers où les maisons, véritables joyaux de l’architecture et de l’art traditionnels, partent en morceaux, l’insalubrité régnant dans les rues, la pléthore des petits commerces dits ambulants, devenus stables par la force de l’inertie, dont l’incroyable pacotille (sous-vêtements, chaussettes, soutiens-gorge, posters, bimbeloterie, etc.) tapisse les murs des principales artères passantes, à telle enseigne que la couleur et la texture si originale de ces murs ne sont plus qu’un souvenir, le déclin des corporations d’artisans qui ont fait la notoriété de la ville et exprimé le mieux son génie créateur, l’indigence du seul musée (celui du Batha) où nous pouvions, au lendemain de l’indépendance, admirer les richesses variées de notre patrimoine, et je pourrais continuer ainsi à l’infini. Je sais que vous ne pouvez pas tout faire et que, dans la liste des maux que je viens d’énoncer, certains n’auront pas de solution tant que de véritables institutions démocratiques ne seront pas instaurées durablement et qu’un projet national de développement fera défaut. Faut-il pour autant attendre ce couronnement de nos espérances pour entreprendre là où quelques moyens et de la détermination suffisent ? Je sais que l’évolution politique en cours vous a donné ces moyens. Restent la conviction, le sens de la responsabilité et la vision d’avenir que je vous souhaite.

J’aimerais maintenant élargir le cadre de ma réflexion en partant de mon vécu au cours de ces vingt dernières années passées en bonne partie en dehors du pays. Au début de ma lettre, un mot m’a échappé quand j’ai dû évoquer mon exil. C’est celui de malheur. En me relisant, j’ai failli le biffer et le remplacer par un vocable moins dramatique. J’ai décidé de le maintenir parce qu’il exprime la vérité de mon ressenti quand je suis arrivé en France. L’exil n’a pas été pour moi un choix pour des raisons de commodité. C’est dans l’affliction qu’il a fallu m’y résoudre, sachant que je n’avais pas d’autre solution si ma volonté était bien de continuer à écrire et d’honorer ma fonction d’intellectuel. Après m’être acquitté de l’impôt de la dignité, il me fallait payer celui de la liberté. Après le combat que j’avais mené au sein de la revue Souffles pour l’émergence d’une nouvelle littérature, il me fallait construire une œuvre littéraire qui donne consistance à cette pétition de foi. Dès lors, ma vie fut mobilisée, rythmée par ces deux exigences, ce qui ne m’empêchait pas de vivre tout court, apprendre, voyager, observer, aimer, bref, élargir jusqu’au vertige mes horizons géographiques et humains, et, permettez-moi de le dire, d’embrasser pour la première fois la réalité du monde dans son infinie variété. Le fait de vivre en France m’ouvrait les portes de l’Europe, de l’Afrique, de l’Amérique, et même du monde arabe. Si le Maroc restait au centre de mes préoccupations d’intellectuel citoyen et constituait la matrice de ma création littéraire, j’avais acquis de nouvelles clés pour y accéder, et cette fois-ci l’ouvrir sur les vibrations et le mouvement du monde. En retour, cela me permettait de renvoyer vers le monde le message de mon pays. Les années passant, j’ai ainsi découvert que l’exil avait d’autres facettes que celle du déchirement. J’ai pris conscience de ce que ce décentrement m’apportait quant à la vision que j’avais du pays et des changements que j’espérais pour lui. Pour beaucoup des maux dont il souffrait, j’avais sous les yeux, je ne dirai pas un modèle, pour ne pas provoquer les cris d’orfraie de nos nationalistes attardés, mais des méthodes, un savoir penser et agir qui a fait ses preuves si l’on en juge d’après les réalisations. Je ne répéterai pas ici ce qui tombe sous le sens : l’avance technologique, le progrès matériel et intellectuel, la solidité des institutions, les règles bien ancrées du jeu démocratique, la force de la société civile et la réalité des contre-pouvoirs, la place cardinale qu’occupe la culture, sans parler de ce que la construction européenne est en train de changer dans la vie et le destin de dizaines de nations occupées, il n’y a pas si longtemps encore, à s’entre-tuer sans merci. Où en sommes-nous de tout cela, nous autres peuples arabes qui prétendons constituer une nation éternelle et unique de l’Atlantique au Golfe ? Quand je pense que certains parmi nous n’ont d’autre modèle à nous proposer que celui de la société de Médine au temps du Prophète, un modèle qu’ils ont d’ailleurs réduit à la portion congrue pour servir leur soif sanguinaire de pouvoir ! Mais arrêtons de nous faire mal et regardons du côté où l’humanité avance et nous donne des idées pour avancer.

Pour parler plus précisément du sujet ayant motivé cette lettre, je n’ai que l’embarras du choix, et je suppose que je vais défoncer des portes ouvertes en énumérant tout ce qu’il m’a été donné de découvrir lors de mes pérégrinations constantes, à travers l’Europe notamment.

En France d’abord, que je connais le mieux, où rien n’a été laissé au hasard. Les choses ont une âme ici, pour répondre par l’affirmative à l’interrogation du poète. Les lieux ne sont là, on dirait, que pour célébrer le culte minutieux de la mémoire. L’histoire n’est pas uniquement inscrite dans les livres ou exposée dans les musées, elle s’offre à qui veut la méditer à chaque coin de rue. La nation exprime ainsi sa reconnaissance à tous ceux et toutes celles (scientifiques, inventeurs, philosophes, créateurs, hommes d’Etat, bienfaiteurs, combattants de la liberté) sans qui cette histoire ne serait qu’un scénario catastrophe de guerres et de fléaux, et non, comme c’est heureusement le cas aussi, une prodigieuse avancée de l’esprit humain et, somme toute, un progrès considérable par rapport aux barbaries qu’elle a connues.

L’Espagne ensuite, jeune démocratie qui a mis les bouchées doubles pour devenir en l’espace de deux à trois décennies, une des nations les plus dynamiques et prospères. C’est vrai que mon émotion est encore plus vive quand je vois à Grenade, Cordoue, Tolède, Séville et jusqu’à Almeria le soin immense avec lequel ce legs exceptionnel de la civilisation arabo-musulmane a été sauvegardé, restauré et pour ainsi dire ressuscité. Tout à mon émerveillement, j’avoue avoir été parfois traversé par une idée qui scandaliserait les nostalgiques de l’Andalousie perdue, encore légion parmi nous : Si les Arabes n’avaient pas été chassés d’ici, ces monuments seraient-ils encore debout, et dans cet état de perfection ? Pardonnez-moi cette note d’humour noir, mais vous connaissez notre adage populaire : Trop d’infortune fait rire.

L’exemple des autres pays d’Europe ne ferait qu’apporter de l’eau à mon moulin. Je terminerai par une singularité dont l’Allemagne a le secret. Elle, dont la plupart des villes ont été entièrement ou partiellement détruites pendant la dernière guerre, n’est sûrement pas en reste s’agissant de ce souci de mémoire et d’expression de la reconnaissance. Mais regardez ce qu’elle a fait avec un «monument» qui a symbolisé pendant un demi-siècle son humiliation et la division de son peuple, à savoir le mur de Berlin : pris d’assaut en 1989, des milliers de morceaux arrachés se sont retrouvés rapidement dans le commerce. Quelques fragments entiers ont été sauvés de la rapine et ils finiront par trouver leur place dans des musées. Un débat est en cours autour des pans restés intacts en vue de leur protection étant donné la valeur de témoignage qu’ils représentent.

Je ne vous retiendrai pas davantage, Monsieur le Maire. J’espère ne pas vous avoir importuné avec ma plaidoirie passionnée en faveur de la médina de Fès. Mais, au-delà du cas particulier, l’enjeu est de taille : il s’agit du rapport qu’une société entretient avec son histoire, de la façon dont elle gère et transmet sa mémoire, et en général de la place qu’elle accorde à la culture dans le projet (si elle en a un) de construction des valeurs qui vont l’identifier à ses propres yeux et devenir également une référence, un horizon d’enrichissement pour les autres. Car la grandeur d’une culture se mesure à sa capacité de féconder la culture universelle, d’irriguer le savoir, le goût, l’imaginaire et la sensibilité de tous les êtres humains. Lorsque nous prenons soin d’un site, un monument, une œuvre d’art, un manuscrit, lorsque nous honorons la mémoire des créateurs et des hommes d’esprit qui nous ont révélés à nous-mêmes et nous ont fait avancer sur le chemin de notre pleine humanisation, gardons-nous de le faire pour notre seul plaisir égoïste ou pour satisfaire notre fierté. Faisons-le en conformité avec cette éthique qui considère que la mémoire d’un peuple est partie intégrante de la mémoire de l’humanité et que les biens culturels particuliers sont des biens publics.

Que Fès revive, elle qui nous a dispensé l’amour du beau. Alors, soyons dignes de ce privilège.

Créteil-Rabat, décembre 2003