LE SPLEEN DE CASABLANCA

(Copyright © 2004)

Je tire les rideaux
pour pouvoir fumer à ma guise
Je tire les rideaux
pour boire un verre
à la santé d’Abou Nouwas
Je tire les rideaux
pour lire le dernier livre de Rushdie
Bientôt, qui sait
il faudra que je descende à la cave
et que je m’enferme à double tour
pour pouvoir
penser
à ma guise

 

Les gardiens sont partout
Ils règnent sur les poubelles
les garages
les boîtes aux lettres
Les gardiens sont partout
dans les bouteilles vides
sous la langue
derrière les miroirs
Les gardiens sont partout
entre la chair et l’ongle
les narines et la rose
l’œil et le regard
Les gardiens sont partout
dans la poussière qu’on avale
et le morceau qu’on recrache
Les gardiens croissent et se multiplient
A ce rythme
arrivera le jour
où nous deviendrons tous
un peuple de gardiens

 

(À la mémoire de Brahim Bouarram, jeune Marocain qui fut poussé et noyé dans la Seine, à Paris, le 1er mai 1995, par une bande de skinheads qui venait de se détacher d’une manifestation du Front national.)

Mère
ma superbe
mon imprudente
Toi qui t’apprêtes à me mettre au monde
De grâce
ne me donne pas de nom
car les tueurs sont à l’affût

Mère
fais que ma peau
soit d’une couleur neutre
Les tueurs sont à l’affût

Mère
ne parle pas devant moi
Je risque d’apprendre ta langue
et les tueurs sont à l’affût

Mère
cache-toi quand tu pries
laisse-moi à l’écart de ta foi
Les tueurs sont à l’affût

Mère
libre à toi d’être pauvre
mais ne me jette pas dans la rue
Les tueurs sont à l’affût

Ah mère
si tu pouvais t’abstenir
attendre des jours meilleurs
pour me mettre au monde
Qui sait
Mon premier cri
ferait ma joie et la tienne
Je bondirais alors dans la lumière
comme une offrande de la vie à la vie

(Éditions de la Différence, 1996)