La scène culturelle a connu récemment une véritable crispation. Au-delà de ses manifestations conjoncturelles (la levée de boucliers dans le milieu intellectuel contre certaines décisions intempestives prises par le nouveau ministre de la Culture), cette crise a eu pour effet positif de ranimer le débat sur la situation et les enjeux réels de la culture dans notre pays.
Je m’en réjouis personnellement, car je n’ai cessé, au cours des dernières années, d’attirer l’attention de l’opinion publique et des responsables politiques sur le paradoxe qui consiste à parler d’option démocratique, de modernité, de développement humain, voire de nouveau projet de société, tout en faisant l’impasse sur la place de la culture dans ce processus et le rôle déterminant qu’elle pourrait y jouer. Partant de là, j’ai plaidé en faveur d’un renversement de perspective permettant d’appréhender la culture comme une priorité, une cause méritant d’être placée au centre du débat national.
Le peu d’écho que mes appels ont suscité m’a conduit à une conclusion dont je mesure la gravité : le déni persistant de l’enjeu de la culture met en danger les quelques acquis à forte portée symbolique de la dernière décennie et peut conduire, à terme, à la panne du projet démocratique dans son ensemble. Mais, contrairement à ceux qu’une dérive de la sorte conforte dans leurs prévisions les plus pessimistes ou arrange dans leurs intérêts les plus sordides, je continue à croire que les jeux ne sont pas faits. J’ose croire qu’une autre feuille de route est possible si le besoin et la conviction s’imposent d’un changement de cap, d’une refondation de la Maison marocaine sur des bases humanistes, porteuses de progrès social, matériel et moral, d’une gouvernance au service du bien public, d’un choix sans ambiguïté de la modernité et de l’ouverture sans complexes sur le monde.
Une telle perspective n’est pas une vue de l’esprit car, malgré l’impasse politique qui est en train de se dessiner, le Maroc a profondément changé. Dorénavant, qu’on le veuille ou non, il fait partie intégrante du village planétaire. Les besoins vitaux et intellectuels d’un nombre toujours croissant de Marocains, à l’intérieur du pays comme dans la diaspora, ont tendance à s’aligner sur ceux des citoyens des pays avancés. L’archaïsme persistant dans les mentalités, la forte pression exercée sur les mœurs et les comportements par les mouvements passéistes, sont contrebalancés par l’attrait aussi fort d’autres modèles où la conquête des libertés et des droits, l’accès à la modernité et la jouissance de la prospérité ont été préparés par une révolution des connaissances, des techniques, et de grandes avancées dans le domaine des idées.
Sur le plan de la culture proprement dite, la situation a bougé elle aussi. Bien que ce chantier soit en grande partie déserté par les pouvoirs publics et les élus locaux, les initiatives émanant de la société civile et des créateurs au premier chef sont en train de secouer la léthargie dominante. Alors que son lectorat de proximité se rétrécit, la production littéraire se renouvelle dans ses formes, se diversifie quant à ses langues d’expression, et les femmes y font une percée remarquable. Nombre de revues sur papier ou consultables sur le Net ont vu le jour récemment et entreprennent une véritable valorisation de la création contemporaine. Dans le milieu associatif littéraire et culturel, un changement s’opère visant à mettre fin à l’instrumentalisation partisane qui était en vigueur dans le passé. Ici ou là, dans les universités, souffrant pourtant d’un manque chronique de moyens, la recherche s’active et des filières innovantes se créent. L’offre en matière de galeries s’est accrue considérablement, et la bulle spéculative entourant depuis peu le marché de l’art ne saurait, malgré ses effets pervers, occulter la grande vitalité du mouvement des arts plastiques. Des jeunes ont réussi, en comptant d’abord sur eux-mêmes, à créer de nouvelles musiques, à se faire entendre et apprécier d’un large public.
Dans cette liste, le cinéma représente un exemple à part, hautement significatif. Son décollage incontestable est dû, il faut en convenir, à l’aide massive de l’État. Mais, au-delà des intentions qui ont présidé à ce choix de la part des pouvoirs publics, ce que je retiens de cette heureuse avancée, c’est par-dessus tout la marque du talent et de la créativité dont sont capables nos artistes quand on leur donne les moyens d’exercer normalement leur métier et d’honorer leur fonction. Dans le même ordre d’idée, il serait malhonnête de passer sous silence une réalisation exemplaire, mais orpheline, celle de la nouvelle Bibliothèque nationale à Rabat, un joyau dans sa conception, la haute technicité de ses moyens et l’esprit civique de son fonctionnement. L’exception, en quelque sorte, qui confirme malheureusement la règle et nous renvoie à l’état d’abandon où se trouve la quasi-totalité des domaines de la création, de la recherche, de la pensée, sans oublier celui, majeur, de l’éducation, où la réforme de fond, sans cesse promise, se fait toujours attendre. Les petits pas en avant que nous y avons observés et loués ne sauraient donc à eux seuls changer la donne. Ils s’apparentent à un bricolage en temps de pénurie. Même dans les sociétés avancées, où l’initiative privée et le mécénat prennent leur part dans le développement culturel, l’État ne peut pas dégager sa responsabilité. Son investissement s’avère indispensable dans la mise en place des infrastructures et des institutions adéquates, dans la conduite de la politique visant l’accès de tous aux connaissances, la promotion de la culture du pays et son rayonnement à l’échelle mondiale.
Je pense que le moment est venu pour tous les protagonistes de la scène nationale (décideurs politiques, partis, syndicats, élus, entrepreneurs, acteurs associatifs, et bien sûr intellectuels et créateurs) de se prononcer clairement sur l’état alarmant de notre réalité culturelle et sur le train de mesures à prendre pour y remédier. Outre qu’il est improductif, l’immobilisme conduit logiquement à la régression, qui à son tour fait le lit de tous les obscurantismes. Je plaide ici en faveur du mouvement et de la voie des lumières. D’un projet où nous déciderons de mettre au centre de nos préoccupations la dignité et l’épanouissement de l’élément humain, préparant ainsi l’avènement d’une société plus juste et fraternelle, donc plus pacifiée et ouverte, moins exposée aux démons de la fermeture identitaire et de l’extrémisme.
Je suis conscient qu’il s’agit là d’une œuvre de longue haleine. Mais, au vu des urgences, je prends aujourd’hui la responsabilité d’en poser les préalables dans cet appel pour un Pacte national de la culture que je soumets au libre débat et, pourquoi pas dès maintenant, à l’approbation de celles et ceux qui y reconnaîtraient peu ou prou leurs propres analyses et attentes.
Pacte national pour la culture
Appel
Le Maroc se trouve de nouveau à la croisée des chemins.
Après l’éclaircie du début de la précédente décennie et les espoirs qu’elle a soulevés, l’heure est aux interrogations, voire au doute. La cause en est le flou qui affecte le projet démocratique et la conception même de la démocratie. Celle-ci ne saurait se limiter à l’instauration d’un type déterminé de pouvoir politique, de rapports sociaux, de production et de redistribution des biens matériels. Elle est tout aussi bien un choix civilisationnel qui consiste à miser sur l’élément humain. L’éducation, la recherche scientifique et la culture sont au centre de ce choix, le moteur sans lequel aucun développement d’envergure et durable n’est possible. Aussi la prise en compte d’un tel enjeu devrait-elle relever pour nous de l’urgence nationale. Le chantier de la culture, dans son acception la plus large, nécessite de grands travaux dont la réalisation dépend à la fois de la volonté politique des gouvernants et de la mobilisation citoyenne. Pour me limiter aux besoins pressants et à des mesures-phares, je proposerai ce qui suit :
1. L’impulsion d’un plan d’urgence pour éradiquer définitivement la plaie de l’analphabétisme, avec obligation de résultats dans un délai ne dépassant pas les cinq ans. Ce plan fournirait à l’occasion une solution au drame des milliers de diplômés chômeurs qui, tout en étant salariés et mobilisés pour une noble cause, se verraient offrir des formations appropriées en vue de leur réinsertion ultérieure dans le marché du travail.
2. La constitution d’un Haut Comité scientifique interdisciplinaire auquel sera confiée la mission, d’une part, d’établir l’état des lieux et des besoins dans les domaines de l’éducation, de la culture et de la recherche scientifique, d’autre part d’étudier pour s’en inspirer les différents modèles et expériences ayant cours dans les autres pays du monde et qui ont acquis un statut d’exemplarité. Ce Comité aurait enfin la vocation d’une instance de proposition dont l’avis devrait imprimer la politique gouvernementale.
3. Le lancement d’un plan visant à doter le pays (des grandes villes aux petites en passant par le milieu rural) des infrastructures culturelles qui manquent cruellement : bibliothèques publiques, maisons de la culture, salles de cinéma, théâtres, conservatoires de musique, écoles de formation des gestionnaires et des animateurs des structures précitées. Si l’État doit en être le maître d’œuvre, ce plan nécessite un partenariat avec les acteurs de la société civile présents sur le terrain, ainsi que l’encouragement, par des mesures fiscales et autres, de l’initiative privée et des mécènes qui voudraient s’y investir. Enfin, les assemblées élues et l’exécutif en leur sein devraient impérativement assumer leur part dans la réalisation de ces infrastructures, et obligation leur serait faite d’inscrire cet engagement dans leur cahier des charges.
4. L’institution d’un Centre national des arts et des lettres qui aura pour mission de tisser les liens avec les créateurs, d’être à leur écoute, de leur faciliter le contact avec leur public potentiel et d’œuvrer à la bonne circulation de leurs œuvres. Cela pourra se traduire par :
– l’octroi de bourses d’aide à la création et à la traduction pour une durée déterminée allant jusqu’à l’année sabbatique ;
– la mise à leur disposition de résidences saisonnières tant au Maroc qu’à l’étranger ;
– la création en son sein d’un Bureau du livre chargé de l’aide à l’édition, de la surveillance du marché du livre (notamment pour en réguler le prix), de l’incitation au partenariat indispensable en vue de mettre fin à l’anarchie et l’inefficacité qui règnent dans le domaine de la distribution ;
– l’organisation dans tous les établissements scolaires (du public et du privé), dans les grandes écoles, les centres de formation, les hôpitaux, les prisons, les entreprises, etc. d’interventions d’écrivains, d’artistes, de chercheurs et de grands témoins de l’histoire immédiate, permettant ainsi aux publics les plus divers d’acquérir de nouvelles connaissances, de s’initier à la création artistique, de s’ouvrir à la réflexion et de découvrir simplement leur propre culture.
5. La création d’une Agence pour la promotion de la culture marocaine à l’étranger tant en direction du public international que des communautés marocaines. Elle aurait pour charge de créer les conditions d’une meilleure diffusion de nos productions intellectuelles et artistiques et de leur assurer une vraie représentativité dans les manifestations d’envergure. En synergie avec les départements ministériels concernés, elle jouerait un rôle créatif dans une politique de coopération culturelle fondée sur les principes d’équité et de réciprocité.
6. La mise en chantier d’un plan de sauvetage de la mémoire culturelle marocaine comprenant au moins deux volets :
– celui de la mémoire contemporaine, aujourd’hui en péril suite à la disparition récente d’un grand nombre de nos écrivains, artistes et intellectuels majeurs, ceux-là mêmes qui ont forgé depuis l’indépendance la pensée et la création modernes, et porté au-delà de nos frontières le message de l’imaginaire et de l’humanisme proprement marocains. Le patrimoine qu’ils nous ont légué et les traces de leur activité (manuscrits, correspondance, archives diverses) devraient, pendant qu’il en est encore temps, être répertoriés, rassemblés, traités et préservés par un Institut créé à cet effet, dont le rôle serait de les vivifier en les mettant à la disposition de tous et en organisant autour d’eux diverses activités afin d’assurer la pérennité de leur message. De la même manière, l’Institut accueillerait et traiterait les archives que les intellectuels et créateurs vivants voudraient bien lui confier ;
– celui de la mémoire du passé. Ce chantier, autrement plus vaste, concerne des domaines variés : archives nationales (écrites, sonores et filmées), monuments historiques, patrimoine architectural urbain, lieux chargés de mémoire, fouilles archéologiques, musées, patrimoine oral… Sans parler de la tâche énorme qui incombe aux historiens, à condition de leur donner les moyens de l’accomplir, la formation d’experts dans de multiples disciplines techniques et scientifiques s’avère indispensable si nous voulons mener à terme l’entreprise de sauvegarde, de reconstruction et de revitalisation de notre mémoire culturelle, puis sa transmission aux générations futures.
Est-il besoin de souligner que la traduction en actes des six propositions précédentes pourrait révéler que le domaine de la culture, estimé par préjugé coûteux et de peu de rapport, est au contraire, grâce aux métiers innombrables qu’il suscite, une mine considérable d’emplois, qui n’a rien à envier à d’autres secteurs dont la rentabilité est reconnue ?
7. La redynamisation de la réforme de l’enseignement, car il est certain que le train de mesures précédemment développées dépend d’une locomotive pour être tiré et de rails pour être acheminé vers la destination souhaitée. Aussi la refonte de notre système éducatif devra-t-elle être la pierre de touche de ce Pacte national pour la culture. Le temps est venu d’en finir avec la valse-hésitation et les changements brutaux qui ont été opérés depuis l’indépendance. La question épineuse de la ou des langues d’enseignement devra trouver une solution à la fois pragmatique, pédagogiquement performante, et tenant compte des différentes composantes de notre identité nationale et de notre choix déterminé de la modernité. Il est temps de réhabiliter ce premier service public, de le rendre attractif et réellement productif. Il est temps aussi qu’il offre à ses bénéficiaires l’occasion de découvrir la pensée et la culture vivantes de leur pays et à ces dernières les bases de leur rayonnement.
La crédibilité du choix démocratique, si tel est notre choix, dépend de la façon dont nous préparerons nos enfants et nos jeunes à devenir des citoyens à part entière et à la personnalité affirmée, instruits des réalités de leur pays et de celles du monde, imprégnés des idées de justice, d’égalité et de tolérance, conscients des nouveaux défis que l’humanité entière doit relever pour préserver l’environnement et assurer la survie de l’espèce. En retour, notre pays y gagnera les artisans de sa renaissance intellectuelle, de sa prospérité matérielle et morale, de la reconquête de sa pleine dignité au sein des nations.
Abdellatif Laâbi, mars-avril 2010