Mon histoire avec la peinture

Les images qui me reviennent de cette histoire sont en noir et blanc pour les unes, couleur sépia pour les autres. L’inaugurale, à n’en pas douter, me fait remonter à la fin des années cinquante, peu après l’indépendance du pays. J’étais encore élève au collège Moulay Idriss, à Fès, et je fréquentais le Centre culturel du quartier Batha, qui venait de s’ouvrir. Diverses activités y étaient organisées : conférences, lectures, répétitions théâtrales, cours de langue, auxquelles je ne tardais pas à participer assidûment.

Le lieu m’attirait d’autant plus que j’avais noué des liens d’amitié avec la personne qui en était l’âme en quelque sorte. Il s’agit de Mohamed Bennani, que je qualifierai d’Aîné pour le distinguer de son homonyme cadet. Avec lui, j’ai découvert une véritable sensibilité artistique touchant à tous les domaines. Non seulement il peignait, mais il était féru de musique classique, russe notamment, et avait une passion pour la littérature.

À cette époque, si j’avais une passion égale pour les livres, ma culture en matière d’art pictural était balbutiante et quasiment livresque. Des grandes œuvres, je ne connaissais que les reproductions figurant dans des dictionnaires illustrés. Pour moi, cet art se faisait donc exclusivement sous d’autres cieux. Difficile de lui trouver quelque correspondance dans la culture traditionnelle où je baignais. Mais voilà que Mohamed Bennani venait bouleverser la donne. En regardant son travail, la preuve m’était donnée que la peinture pouvait s’acclimater chez nous et s’exercer, qui plus est, en partant des dernières avancées qu’elle avait connues dans ses terres d’élection. Grâce à lui, mes yeux se sont ouverts sur le continent fascinant, vierge pour moi, de la peinture.

La deuxième image se présente sous forme d’une constellation : trois rencontres, très différentes, mais qui chacune m’aura aidé à acquérir une plus grande intimité avec la peinture.

J’évoquerai pour commencer le souvenir de quelqu’un qui n’a fait que passer au Maroc (1960-1966), mais dont le passage si discret a laissé pourtant une trace très précieuse. Il s’agit de Gaston Diehl, professeur d’histoire de l’art et grand critique dont j’ai eu la chance de suivre les cours sur l’esthétique en classe de propédeutique à la faculté des lettres de Rabat. C’est lui qui m’a mis sur la voie de la réflexion sur l’art et m’a sorti de l’ignorance où j’étais du travail des éclaireurs de la peinture marocaine. Diehl eut le premier l’idée d’éditer des monographies à eux consacrées. Je me souviens avec émotion de ces petites plaquettes où je découvrais les œuvres de Ben Allal, Moulay Ahmed Drissi, Louardighi, Yacoubi, Gharbaoui, Cherkaoui. Merci, Monsieur Diehl !

Mon esprit et mon appétit s’étant bien ouverts, je n’ai pas tardé à faire la connaissance de celui que l’on pourrait qualifier de fondateur de la peinture moderne au Maroc, je veux parler de Jilali Gharbaoui. Et c’est par l’entremise de Farid Ben Barek, un fondateur dans un autre domaine, celui du théâtre d’avant-garde[1], que la rencontre a eu lieu. Gharbaoui nous avait invités à dîner chez lui dans un lieu parfaitement insolite. Je ne sais pas comment il avait obtenu d’habiter et de travailler en plein milieu de la nécropole du Chellah, dans une petite bâtisse ayant toutes les caractéristiques du mausolée abritant la dépouille d’un saint homme. Toujours est-il que le lieu m’a paru être en parfaite adéquation avec le tempérament du peintre et son univers de création. Les images que j’ai gardées de cette soirée baignent dans le clair-obscur et le sentiment qui m’en est resté est d’avoir été en présence d’un homme à part, tenant de l’ermite et du magicien, n’existant et ne vivant que pour peindre, pratiquant son art avec une dévotion quasi religieuse.

Deux ans après, je m’embarquais avec Mostafa Nissabouri et Mohammed Khaïr-Eddine dans l’incroyable aventure de Souffles. Au risque de me répéter, je dois dire que celle-ci n’aurait certainement pas atteint la même ampleur ni le même impact s’il n’y avait pas eu au préalable la rencontre avec Mohamed Melehi, Mohammed Chabaa et Farid Belkahia. L’investissement immédiat des deux premiers dans la conception graphique de la revue et sa mise en pages avait donné un objet unique, totalement nouveau dans le paysage éditorial au Maroc. Dès lors, et pendant plusieurs années, la complicité intellectuelle, l’engagement mutuel et les liens d’amitié avec Melehi et Chabaa vont faire de moi un des témoins les plus attentifs d’une démarche intellectuelle et d’une expérience artistique qui allaient transformer en profondeur la culture visuelle dans notre pays et permettre à la peinture marocaine de prendre place avec assurance dans le train de la modernité. Dès lors aussi, je pense que la poésie (mon art premier) est devenue pour moi indissociable de la peinture. L’univers mental et sensible que cette dernière me révélait élargissait l’horizon et la palette de mon écriture.

Aujourd’hui, je me demande si cette forte attraction n’était pas due à un autre facteur, assez particulier. En fréquentant régulièrement l’atelier de mes compagnons de route et en les regardant peindre, une évidence s’imposait à moi : eux étaient des manuels, ce qui n’était pas mon cas en tant que poète. Or la valeur que j’accorde au travail des mains vient de loin. Cela me ramène à l’enfance, quand j’allais rendre visite à mon père dans son échoppe d’artisan sellier et que je restais de longs moments à le regarder travailler, fasciné par ses mains, me disant : Ce sont ces mains-là qui me nourrissent, me vêtent et me font aller à l’école. Une dette que j’ai essayé d’honorer tout au long de ma vie.

Bien des années plus tard (il a fallu que la parenthèse carcérale se passe), j’ai eu le bonheur de renouer avec Mohammed Kacimi. Après mon élargissement, en 1980, notre relation a pris un nouveau départ. J’ai tout de suite remarqué que son travail avait fait un bond prodigieux par rapport aux recherches de la période où nous nous étions connus (les années soixante). Plus qu’un peintre accompli, Kacimi était devenu un aventurier de l’esprit et un nomade inspiré. Une école de hardiesse créatrice à lui tout seul. Avant mon départ en France, en 1985, je lui rendais régulièrement visite dans sa maison des Vieux-Marocains, à Témara. Pendant bien des après-midi et des soirées, nous refaisions le monde, en commençant par le Maroc : sa culture, son système d’enseignement, sa gouvernance, ses valeurs humanistes. Avec lui, le dialogue n’était jamais un double soliloque tant l’écoute était généreuse. Et puis, il était empreint d’une qualité rare : la douceur. Nos liens n’ont pu donc que se renforcer au cours des années qui lui restaient à vivre. De ces liens, je ne suis pas peu fier d’avoir réussi à imprimer une belle trace : le livre d’artiste que j’ai fait avec lui, intitulé Ruses de vivant.

Et le chemin s’est poursuivi. Deux stations, particulièrement éclairantes, m’y attendaient.

Lorsque je suis arrivé en France, je connaissais déjà le peintre Jean Bazaine. Je l’avais reçu chez moi à Rabat et lui avais fait visiter la médina de ma ville natale. C’est sa compagne, Catherine de Seynes, qui avait été à l’origine de notre rencontre. Elle dirigeait une compagnie théâtrale à Paris, et elle avait été très active dans la campagne internationale en faveur de ma libération. Elle avait notamment porté à la scène en 1984 le spectacle Va ma terre, quelle belle idée ! tiré de mon livre Le Chemin des ordalies. Bazaine était alors âgé de 80 ans et habitait une maison à Clamart où il avait aménagé son atelier. C’était la première fois que je me liais avec un artiste « étranger », et qui plus est d’une autre génération que la mienne. Avec lui, c’est la figure du maître qui s’est tout de suite imposée à moi. Si son âge y était pour quelque chose, c’est sa grande culture d’une part et, de l’autre, sa conception et sa pratique du travail artistique qui furent déterminantes dans les sentiments qu’il m’a inspirés. J’avais devant moi un homme en qui se concentrait l’histoire de la peinture, de la plus ancienne à la plus contemporaine. Un homme qui ne vivait que pour peindre, qui pratiquait son art comme un sacerdoce. J’appréciais aussi son humour très discret. Disciple de Pierre Bonnard, il aimait rapporter ce trait d’esprit de son aîné : « Moi, ce que j’aime dans les musées, ce sont les fenêtres ! »

La dernière image, qui scintille dans ma mémoire ni en noir et blanc ni en sépia mais en couleurs vives, brûlantes même, me renvoie à la plus belle amitié qu’il m’a été donné de vivre : celle avec le peintre syrien Sakher Farzat. Nous nous sommes connus dès mon installation en France où il était arrivé quelques années plus tôt avec sa femme, la poétesse Aïcha Arnaout. Comme il peignait dans un petit coin du salon de son appartement parisien, Il m’arrivait, quand je lui rendais visite, de le surprendre en plein milieu de cette activité qui relève de la stricte intimité, ce que la plupart des artistes veillent jalousement à soustraire au regard des autres, même les plus proches. Tel n’était pas le cas de Sakher, du moins avec moi. J’assistais donc à ce corps à corps avec la toile qui ressemblait en bien des points à ce que je connaissais dans le travail de l’écriture, sauf qu’en peinture l’implication du corps, de tout le corps, est bien plus radicale que dans l’acte d’écrire. C’est peut-être à l’un de ces moments-là que le désir de peindre s’est insinué en moi sans que j’en prenne conscience. Et quand mon ami a disparu brutalement en 2007, je ne sais pourquoi j’ai eu le sentiment que, si je parvenais moi-même à peindre, je refuserais d’abandonner mon ami à la mort et continuerais à lui tenir compagnie.

Au cours de mon existence, bien d’autres peintres m’ont ébloui et marqué durablement. Rien ne sert d’aligner ici des noms. Ils sont de toutes les époques et de tous les pays. Une mention particulière quand même pour deux d’entre eux, que je mets sur le même plan car leur imaginaire a été et restera toujours pour moi un objet à part de fascination. Il s’agit de Francisco de Goya et de Abbès Saladi.

De ce qui précède, je tire la conclusion que mon histoire avec la peinture est pour l’essentiel une histoire avec des peintres. Force est de constater aussi que la plupart de ceux-ci sont Marocains ! D’aucuns s’en étonneraient. Est-ce de l’outrecuidance ou du patriotisme mal placé ? se diraient-ils. Ni l’un ni l’autre, répondrai-je. C’est juste de la sincérité qui m’amène à ce résultat inattendu, et qui est loin de me déplaire !

J’en arrive maintenant à ce que d’aucuns attendent le plus de moi, je suppose : que je justifie l’exposition en cours, que je lui invente une légitimité, que je lui découvre un contenu consistant, que j’habille celui-ci de la tunique d’une esthétique assez subtile pour ne fermer la porte à aucune interprétation. Qui sait, peut-être voudrait-on aussi que j’apaise certaines inquiétudes en mettant l’accent sur le côté quelque peu exceptionnel de l’événement ou un peu en marge, comme on voudra, ce qui écarterait la moindre prétention de ma part à une quelconque « carrière ». Mais je ne ferai rien de tout cela. Je compte sur la bienveillance des gens, le bon sens de toutes celles et tous ceux qui se seront dit : Pourquoi pas ? Qu’est-ce qui empêcherait un poète de peindre, de devenir musicien ou cinéaste si tel est son besoin ou son désir ! Après tout, un peintre a parfaitement, lui aussi, le droit d’écrire ou de s’adonner à d’autres arts. Regardons, écoutons plutôt ce que l’un ou l’autre aura à nous offrir, sans arrière-pensées ni parti pris.

C’est en sentant le souffle de cette bienveillance que je peux dire maintenant quelques mots sur cette envie qui m’a pris de peindre depuis un certain nombre d’années.

J’ai écrit quelque part que l’homme (l’être humain) n’arrête pas de naître à lui-même. Ce n’est que peu à peu que se révèlent à lui ses différents moi, les multiples facettes de sa propre énigme. Ce sont les coups du sort, les rencontres, les passions vécues, les périls affrontés, les combats menés (j’ajouterai, me concernant, le rôle des livres et des œuvres d’art) qui nous permettent de découvrir à un moment donné de notre parcours l’une ou l’autre de ces facettes jusqu’alors insoupçonnée. C’est ce qui s’est passé pour moi avec la peinture. Pendant près d’un demi-siècle, j’ai fréquenté les peintres, je les ai observés en train de travailler, j’ai réfléchi sur leur activité. Il m’est même arrivé de commettre certains textes sur les œuvres de l’un ou de l’autre. L’art de peindre m’était devenu aussi familier, aussi intime que celui de la poésie. Puis un jour, sans savoir pourquoi, j’ai gribouillé sur une feuille de papier ordinaire un premier dessin. Bien vite, je passais au papier à dessin, puis à la toile. En un laps de temps très court, je me suis retrouvé en train de peindre, quand je le pouvais, chaque jour pendant plusieurs heures. Dans cette dépense physique et mentale sans précédent, le plaisir était toujours au rendez-vous ainsi que le ravissement de la découverte. C’était comme une faculté inconnue qui s’insinuait et surgissait en moi, régissant à mon insu un mode d’expression où je n’avais plus besoin de mes vieux compagnons, les mots. Ma main prenait la relève, mue par le corps tendu tel un arc. L’alchimie des couleurs remplaçait celle de la langue.

Moi qui pensais avoir effectué le tour de la terre et de cette « étrange créature » qu’est l’homme, voilà que je répondais à l’appel d’un nouveau voyage dont je ne mesurais pas les confins et les risques. Mais ai-je jamais fait ce genre de calcul avant d’entamer quoi que ce soit dans ma vie ? Ne devrais-je pas plutôt mettre en avant ce sens du partage que j’ai cultivé consciencieusement afin de faire reculer autour de nous les barreaux du scepticisme, de la fermeture et les murs de la séparation ? C’est la poésie, justement, qui m’a appris que le plus intime de l’intimité n’avait d’autre vocation que le partage. C’est en devenant « bien public » que cette sphère de l’être devient pourvoyeuse de lumière. Je ne fais pas donc pas d’infidélité à la poésie quand je peins. Je la célèbre par un autre moyen qui invite les mots à prendre un repos mérité, à se plonger, ne serait-ce qu’un temps, dans la beauté du silence.

[1] En 1964, Farid Ben Barek a été à l’initiative de la création du Théâtre universitaire marocain auquel j’ai participé. Avant cela, il avait dirigé l’une des premières compagnies théâtrales professionnelles nées au lendemain de l’indépendance. Aujourd’hui, hélas, son nom est tombé complètement dans l’oubli.

TRIBULATIONS D’UN RÊVEUR ATTITRÉ

(Copyright © 2004)

Ce n’est pas une affaire d’épaules
ni de biceps
que le fardeau du monde
Ceux qui viennent à le porter
sont souvent les plus frêles
Eux aussi sont sujets à la peur
au doute
au découragement
et en arrivent parfois à maudire
l’Idée ou le Rêve splendides
qui les ont exposés
au feu de la géhenne
Mais s’ils plient
ils ne rompent pas
et quand par malheur fréquent
on les coupe et mutile
ces roseaux humains
savent que leurs corps lardés
par la traîtrise
deviendront autant de flûtes
que des bergers de l’éveil emboucheront
pour capter
et convoyer jusqu’aux étoiles
la symphonie de la résistance


Vaccin

Paris Orly
Tu es aux premières loges
du tapis roulant
à guetter la valise rouge
que tu as étrennée pendant ce périple
Quand elle sort après longue attente
tu as de la peine à la reconnaître
On dirait qu’elle a traversé
les boyaux d’une mine de charbon
De plus elle est toute déglinguée
Quel inquisiteur s’est plu
à la visiter sans aménité
alors que tu avais mis tes poèmes
à l’abri dans ton bagage à main ?
Allons, arrête ton cinéma
te ravises-tu
l’inquisition d’aujourd’hui enfile des gants
et utilise les rayons
Elle a d’autres martels en tête
Toi, tu t’es rasé la barbe à temps
et ne penses plus que la révolution
est pour demain
Après-demain peut-être, si tu réussis
à mettre au point
dans ton laboratoire secret
un vaccin de cheval
contre la bêtise triomphante

(Éditions de la Différence, 2008)

MON CHER DOUBLE

(Copyright © 2004)

Mon double
une vieille connaissance
que je fréquente avec modération
C’est un sans-gêne
qui joue de ma timidité
et sait mettre à profit
mes distractions
Il est l’ombre
qui me suit ou me précède
en singeant ma démarche
Il s’immisce jusque dans mes rêves
et parle couramment
la langue de mes démons
Malgré notre grande intimité
il me reste étranger
Je ne le hais ni ne l’aime
car après tout
il est mon double
la preuve par défaut
de mon existence

 

 

Avec lui
je perds mon humour
qui paraît-il
réjouit mes amis
Fustiger la bêtise
la sienne y comprise
et tous les jours que diable fait
n’est donné
qu’à une poignée d’élus
Pourtant
et c’est là que réside mon orgueil
je pense que ma candidature
n’est pas usurpée
J’ai découvert cette propension
sur le tard
et suis navré de la voir réduite
à la portion congrue
à cause d’une ombre
fantasmée si ça se trouve
Alors que faire ?
comme disait le camarade Lénine

 

 

Cultiver mon unicité ?
Cela ne me ressemble pas
Consulter ?
Rien à faire
Me mettre en chasse de mes sosies
les attraper au filet tel un négrier
et les enfermer dans une cale ?
Non
je n’ai pas cette agressivité
Écrire des petits poèmes
sur les fleurs et les papillons
ou d’autres bien blancs et potelés
pour célébrer le nombril de la langue ?
Très peu pour moi
quand les cornes du taureau
m’écorchent les mains
et que le souffle de la bête
me brûle le visage
Autant crier à mon double
en agitant devant lui la muleta :
Toro
viens chercher !

(Éditions de la Différence, 2007)

ÉCRIS LA VIE

(Copyright © 2004)

La terre est si patiente
Elle attend son chantre
qui tarde un peu
puis se présente
Beau flatteur
il se fait vite pardonner
C’est qu’il est un peu musicien
et peintre mettant la main à la pâte
avec des mots
qui connaissent le chemin du cœur
Le voici
entonnant avec des accents sincères
sa vieille antienne
que la terre fait semblant
d’entendre
pour la première fois

La vie s’ingénie
aux offrandes inestimées
et pour les recevoir de sa main
mieux vaut être averti
de l’intention
du code de la cérémonie
des ablutions morales
devant être accomplies
des mots de trop
— comme ces stupides merci —
de la délicatesse du geste
et de la révérence digne
Et puis
au moment de se retirer
surtout ne pas se précipiter
comme ces vainqueurs qui n’ont d’autre hâte
que d’aller exhiber à la foule des frustrés
leur trophée

C’est une maison
où nous avons reçu à profusion
la saveur et l’odeur des êtres
les couleurs tactiles des éléments
la beauté pudique des arbres
Nous y avons mangé de préférence
avec l’étranger
bu avec le commensal le plus désespéré
et veillé de nuit comme de jour
avec nos fantômes avisés
Nous y avons conçu les enfants libres
de nos rêves
Tout cela
en gardant une oreille suspendue à la porte
pour capter les pas hésitants
de l’inespéré

(Editions de la Différence, 2005)

RUSES DE VIVANT

(Copyright © 2004)

Même innocents
du sang de notre prochain
il nous arrive
de tuer
la vie en nous
Plusieurs fois
plutôt qu’une

Le voile
qui nous recouvre les yeux
et le cœur
Les barricades
que nous dressons
autour du corps suspect
La lame froide
que nous opposons au désir
Les mots
que nous achetons et vendons
au marché florissant du mensonge
Les visions
que nous étouffons dans le berceau
La sainte folie
que nous enfermons derrière les barreaux
La panique
que nous inspirent les hérésies
La surdité
élevée au rang d’art consommé
La religion
largement partagée
de l’indifférence

Bien des messagers
frapperont encore à notre porte
Y aura-t-il quelqu’un
dans la maison ?

Dites-moi
vers quel néant
coule le fleuve de la vie
C’est quand
la dernière fois
que vous vous y êtes baignés ?

(Éditions Al Manar, 2004)

LES FRUITS DU CORPS

(Copyright © 2004)

Dans les fruits du corps
tout est bon
La peau
le jus
la chair
Même les noyaux
sont délicieux

 

Misérables hypocrites
qui montez au lit
du pied droit
et invoquez le nom de Dieu
avant de copuler
De la porte
donnant sur le plaisir
vous ne connaîtrez
que le trou aveugle
de la serrure

 

Je peine à lire
les traités d’érotologie
La gymnastique m’ennuie

 

Si l’amour
n’était pas
création
œuvre personnelle
j’aurais déserté son école

(Éditions de la Différence, 2003)

L’AUTOMNE PROMET

(Copyright © 2004)

Ces carnets s’achèvent
je le sens

Que ne suis-je musicien
et virtuose
pour interpréter le final
naturellement au violoncelle
et par ma voix travaillée
déployer le chant tremblé
que voici :
Homme de l’entre-deux
qu’as-tu à chercher
le pays et la demeure
Ne vois-tu pas qu’en toi
c’est l’humanité qui se cherche
et tente l’impossible ?

Homme de l’entre-deux
sais-tu que tu es né
dans le continent que tu as découvert
Que l’amour t’a fait grandir
avant que la poésie
ne te restitue ton enfance ?

Homme de l’entre-deux
ta voile
ce sont les voiles qui se dressent encore
sur ton itinéraire
Appartenir dis-tu ?
Tu ne t’appartiens même pas
à toi-même

Homme de l’entre-deux
accepte enfin de te réjouir
de ta liberté de parole
et de mouvement
Les miracles se fêtent
surtout quand ils s’accomplissent
au détriment des tyrans

Et maintenant
quelle autre promesse
veux-tu arracher à l’automne
Juste l’énergie pour le livre suivant ?
Soit
Adjugé
et bon vent !

(Éditions de la Différence, 2003)

PETIT MUSÉE PORTATIF

(Copyright © 2004)

L’arbre est féminin
au grand dam
de la langue française
Elle arbore ses seins nus
au grand dam des barbus
musulmans de la dernière heure
Elle est la source antique
protégée par les cierges
le scorpion
et le damier du destin
Le ciel en est ébloui
et les oiseaux préfèrent ses branches
aux replis mièvres de l’azur
L’Eden à ses pieds
dispense son eau de jouvence
aux baigneurs en conciliabule
De quoi peuvent-ils débattre
sinon de la douce folie
de la Créatrice ?

 

On ose à peine s’y mirer
Le reflet risque de brouiller
les noms de l’Eternel
et de son Messager
Pauvre artisan
probablement pieux
qui a amoureusement façonné
cette œuvre du diable

 

Un bout d’ivoire
échoué sur la table
Le sage-fou
s’appuie sur sa barbe
Il pose
devant les poèmes qui passent

(Éditions Al Manar, 2002)

POÈMES PÉRISSABLES

(Copyright © 2004)

Je recueille bout par bout
ce qui subsiste en moi
Tessons de colère
lambeaux de passion
escarbilles de joie
Je couds, colle et cautérise
Abracadabra !
Je suis de nouveau debout
Pour quelle autre bataille ?

 

Quand le quotidien m’use
je m’abuse
en y mettant mon grain d’ironie
Voici le chat
et voici la souris
Auteur méconnu de dessins animés
je suis

 

Laver son cœur
le faire sécher
le repasser
le suspendre sur un cintre
Ne pas le replacer tout de suite
dans sa cage
Attendre
la clé charnelle de la vision
l’impossible retour
le dénouement de l’éternité

 

De cette feuille
dite vierge
que sortira-t-il
Un bouton de seringa
ou une fleur carnivore ?

C’est moi qui tremble

(Éditions de la Différence, 2000)

FRAGMENTS D’UNE GENÈSE OUBLIÉE

(Copyright © 2004)

Il est temps de se taire
de ranger les accessoires
les costumes
les rêves
les douleurs
les cartes postales

Il est temps de fermer la parenthèse
arrêter le refrain
vendre les meubles
nettoyer la chambre
vider les poubelles

Il est temps d’ouvrir la cage
des canaris qui m’ont prodigué leur chant
contre une vague nourriture
et quelques gobelets d’eau

Il est temps de quitter
la maison des illusions
pour le large d’un océan de feu
où mes métaux humains
pourraient enfin fondre

Il est temps de quitter l’enveloppe
et s’apprêter au voyage

Nos chemins se séparent
ô mon frère l’évadé

J’ai de la folie
mon grain propre
Un choix autre
de la séparation

J’ai ma petite lumière
sur les significations dernières
de l’horreur

Une fois
une seule fois
il m’est arrivé d’être homme
comme l’ont célébré les romances

Et ce fut
au mitan de l’amour

L’amour
quoi de plus léger pour un havresac

Alors je m’envole
sans regret
j’adhère au cri
l’archaïque
rougi au feu des déveines
et je remonte d’une seule traite
la chaîne des avortements

Je surprends le chaos
en ses préparatifs

Je convoque à ma transe noire
le peuple majoritaire des éclopés
esprits vaincus
martyrs des passions réprouvées
vierges sacrifiées au moloch de la fécondité
aèdes chassés de la cité
dinosaures aussi doux que des colombes
foudroyés en plein rêve
ermites de tous temps
ayant survécu dans leurs grottes
aux bulldozers de l’histoire

Je ne me reconnais d’autre peuple
que ce peuple
guéri du rapt et du meurtre
du vampirisme des besoins
des adorations
des soumissions
et des lois stupides

Je ne me reconnais d’autre peuple
que ce peuple
non issu de la horde
nuitamment nomade
laissant aux arbres leurs fruits
aux animaux la vie sauve
se nourrissant du lait des étoiles
confiant ses morts
à la générosité du silence

Je ne me reconnais d’autre peuple
que ce peuple
impossible

Nous nous rejoignons dans la transe

La danse nous rajeunit
nous fait traverser l’absence

Une autre veille commence
aux confins de la mémoire

(Paroles d’aube, 1998)