Si l’on s’accorde en général à considérer que le Maroc a connu récemment des avancées sur le chemin de l’option démocratique et de la configuration d’un nouveau projet de société, force est de constater que le chantier de la culture reste en grande partie à l’écart de cette dynamique. Pour tout observateur averti de l’histoire contemporaine de notre pays, il y a là un réel paradoxe. Car, si l’on se réfère aux deux premières décennies d’après l’indépendance, on découvre que, à l’inverse, c’est le pôle de la pensée et de la création culturelle qui a connu une vitalité exceptionnelle ayant permis d’accomplir la tâche impérieuse de décolonisation des esprits, d’affirmer notre pluralisme culturel et de faire accéder nos différents moyens d’expression artistique au statut de la modernité. Le défi ainsi relevé était d’autant plus louable que la situation politique de l’époque se trouvait plombée. L’intellectuel devait prendre des risques et ne pouvait compter que sur lui-même. Aujourd’hui, alors que la donne a changé, notamment au niveau des libertés et même des moyens alloués à l’exercice de diverses activités à caractère culturel (les festivals, notamment), nous nous trouvons au creux de la vague. Le champ de la culture est en déshérence et accuse manifestement un retard eu égard à la vitalité et à l’ampleur des débats qui agitent la sphère politique. Ces débats, suscités par de nouveaux acteurs de la société civile, trouvant écho dans les médias et relayés de façon plus active par la presse indépendante, contribuent à un décollage de la pensée politique et à l’émergence d’une conscience citoyenne. Notons, et c’est là où le bât blesse, que la dimension culturelle en est presque absente. Vue de l’intérieur, la création culturelle se révèle, quant à elle, éclatée et compartimentée. Peu épaulée par les instances étatiques (à l’exception de la production cinématographique), ne disposant pas de tribunes adéquates pour défendre et illustrer ses propres messages, de circuits efficaces de diffusion et de promotion de ses réalisations, elle semble ne plus jouer de rôle que dans l’arrière-scène. Même la presse indépendante, saluée plus haut pour ses mérites, ne lui accorde qu’une place subsidiaire et n’en rend compte que brièvement, dans les dernières pages, souvent après les sports.
Pour moi, ce constat amer a valeur de cri d’alarme. Et pour une fois je ne vais pas incriminer exclusivement nos gouvernants, qui portent à l’évidence une lourde responsabilité dans l’enlisement actuel. C’est qu’ils traînent derrière eux le boulet d’un héritage où l’élan de la pensée et de la création libres, perçues comme subversives, s’est heurté en permanence à l’hostilité déclarée, au mépris et à la volonté d’encerclement de la part d’un pouvoir hanté par l’asservissement des consciences. À l’heure de l’ouverture proclamée, la rupture avec cette mentalité d’un autre âge et le traitement de ses méfaits nécessite un courage intellectuel et politique qui tarde à venir. Si nous ne souffrons plus des contraintes et de la violence d’antan, nous vivons comme une traversée du désert, sans guide ni boussole. En dehors des mesurettes et des replâtrages, aucun cap d’envergure n’est entrevu. Le pire est que cela ne dérange pas grand monde, en dehors de quelques concernés au premier chef (les créateurs). À propos de ces derniers, justement, et au-delà de la litanie des récriminations de beaucoup d’entre eux, n’est-il pas légitime de s’interroger sur leur part de responsabilité dans cette marginalisation de la culture, due cette fois-ci au découragement, à l’inertie, voire à la démission, sans parler de l’affairisme qui commence à gagner le milieu ? Le temps de la culture considérée comme pôle de résistance intellectuelle semble révolu. On pouvait espérer au moins voir émerger, dans la phase actuelle, un pôle d’une autre nature, jouant un rôle d’alerte, de vigilance éthique, et de force de proposition. La tâche aurait été plus qu’honorable. Des luttes qui se sont déroulées au cours des deux dernières décennies aurait pu servir d’exemple. Les mouvements féministe et amazigh ont bien réussi, eux, à mettre au centre du débat national leur cause et leurs revendications, avec les résultats heureux que l’on sait. Il semble donc que ni de la part des « décideurs » ni de celle des « acteurs » l’on soit en mesure d’impulser la dynamique qui placera la dimension culturelle au cœur du projet démocratique. Dois-je rappeler quelques principes élémentaires en la matière qui sont d’ailleurs évoqués ou défendus ici et là mais rarement mis en pratique ? Le premier, et le plus important à mes yeux, part de la conviction que la culture est bien la pierre de touche du développement humain et que, en conséquence, sa promotion est une urgence au même titre, sinon davantage, que les urgences économiques et sociales. Encore faut-il qu’il y ait un projet animé par une vision qui place l’être humain au centre de ses préoccupations et œuvre à l’épanouissement de toutes ses facultés. La démocratie, revendiquée dans ses principes universels et ses modalités concrètes de réalisation, a peu de chances de s’instaurer s’il n’y a pas de démocrates, à savoir des citoyens libres et responsables, suffisamment armés moralement et intellectuellement pour ne pas être manipulés par le premier démagogue venu, pour défendre, aussi, leurs droits et s’acquitter de leurs devoirs, ayant eu accès aux connaissances indispensables qui forgent la rationalité, l’esprit critique, pouvant de ce fait transmettre à leurs enfants autre chose que le conformisme, le fatalisme, les préjugés et les superstitions. Ce type de citoyen n’est pas une vue de l’esprit. Dans le passé récent, il a pu émerger à la force du poignet, au sein d’une minorité, dans les combats douloureux contre l’arbitraire et l’oppression. Dans le contexte actuel, il acquiert une certaine visibilité. Sa parole et son action, même si elles ne bouleversent pas les grands équilibres, commencent à avoir de l’impact sur le terrain. Mais il fait toujours partie d’une frange de la société tenue à l’écart, par le pouvoir comme par les instances partisanes. Et c’est là un des facteurs qui expliquent l’état d’apesanteur politique où nous nous trouvons aujourd’hui. Sans amoindrir les acquis récents, nous commençons à souffrir d’un passage à vide où les pétitions de principe formulées ces dernières années se heurtent à l’indécision, aux réflexes passéistes et au flou des perspectives. L’impasse n’est donc pas loin. Or le type de citoyen dont je parle se construit dans un processus qui peut prendre des générations. En avons-nous le désir ? la volonté ? Si c’est le cas, quels moyens, quelles mesures envisageons-nous pour ouvrir sans tarder cet immense chantier de la culture, désaffecté depuis l’indépendance du pays ? Sous le règne précédent, on a fait planer sur lui la malédiction et on l’a enserré de barbelés. Sous le nouveau, on se contente d’ouvrir quelques brèches dans la clôture pour entreprendre des travaux de bricolage. Pour paraphraser le poète Ahmed Bouanani, je dirai qu’après avoir bâti dans le sable, puis dans la pierre, le temps est venu où l’on doit « penser sérieusement à bâtir dans l’homme ». Car la misère intellectuelle et morale peut faire autant de ravages que la misère matérielle. L’exemple de maints pays et nations qui ont connu la dynamique du progrès nous apprend que, parmi toutes les ressources qui les ont propulsés hors de l’arriération, la plus précieuse est la ressource humaine dont on a reconnu au préalable la qualité et la pleine dignité, pour l’épanouissement de laquelle on a décidé de mobiliser toutes les autres ressources. Il s’agit ni plus ni moins d’une révolution copernicienne à opérer dans notre vision de la société qui reste à construire, avec non pas une inversion des priorités, mais un sens aigu de leur interaction et du rôle déterminant de chacune d’elles selon les étapes à franchir et les défis à relever.
Mon propos n’est pas d’expliciter ici les termes d’une telle révolution et le train de mesures concrètes qui en découlerait en faveur des grands chantiers qu’un vrai décollage culturel du pays exige. Pour l’instant, je voudrais que ce cri d’alarme fondé sur mon propre constat soit entendu comme un appel à la résurrection du débat sur la question culturelle. Car, dois-je le préciser, c’est le combat démocratique dans son ensemble qui le nécessite, urgemment. Il y gagnera, j’en suis convaincu, un second souffle, ou l’âme qu’il est en train de perdre. Pour dépasser le simple souhait, je pense enfin que le temps est venu d’une grande initiative citoyenne qui se donnerait pour objectif la tenue de ce qui s’appelle communément des états généraux de la culture. L’enjeu est de taille car, cinquante ans après l’émancipation du joug colonial, les bases humanistes de la Maison marocaine ont besoin d’être sérieusement étayées si nous voulons vraiment la réaménager et en faire un espace de liberté et de créativité ouvert sur le monde, un lieu d’épanouissement et un havre de paix et de bonheur pour nos générations futures.
Abdellatif Laâbi, Créteil, janvier 2006