L’ÉTREINTE DU MONDE

(Copyright © 2004)

La langue de ma mère

Je n’ai pas vu ma mère depuis vingt ans
Elle s’est laissée mourir de faim
On raconte qu’elle enlevait chaque matin
son foulard de tête
et frappait sept fois le sol
en maudissant le ciel et le Tyran
J’étais dans la caverne
là où le forçat lit dans les ombres
et peint sur les parois le bestiaire de l’avenir
Je n’ai pas vu ma mère depuis vingt ans
Elle m’a laissé un service à café chinois
dont les tasses se cassent une à une
sans que je les regrette tant elles sont laides
Mais je n’en aime que plus le café
Aujourd’hui, quand je suis seul
j’emprunte la voix de ma mère
ou plutôt c’est elle qui parle dans ma bouche
avec ses jurons, ses grossièretés et ses imprécations
le chapelet introuvable de ses diminutifs
toute l’espèce menacée de ses mots
Je n’ai pas vu ma mère depuis vingt ans
mais je suis le dernier homme
à parler encore sa langue

Deux heures de train

En deux heures de train
je repasse le film de ma vie
Deux minutes par année en moyenne
Une demi-heure pour l’enfance
une autre pour la prison
L’amour, les livres, l’errance
se partagent le reste
La main de ma compagne
fond peu à peu dans la mienne
et sa tête sur mon épaule
est aussi légère qu’une colombe
A notre arrivée
j’aurai la cinquantaine
et il me restera à vivre
une heure environ

Abrégé d’éternité

Sur le radeau, j’allumerai un cierge
et j’inventerai ma prière
Je laisserai à la vague inspirée
le soin d’ériger son temple
Je revêtirai de ma cape
le premier poisson
qui viendra se frotter à mes rames
J’irai ainsi par nuit et par mer
sans vivres ni mouettes
avec un bout de cierge
et un brin de prière
J’irai ainsi
avec mon visage d’illuminé
et je me dirai
ô moitié d’homme, réjouis-toi
tu vivras si tu ne l’as déjà vécu
un abrégé d’éternité

(Éditions de la Différence, 1993)

LE SOLEIL SE MEURT

(Copyright © 2004)

Qui parle
de refaire le monde ?
On voudrait simplement
le supporter
avec une brindille
de dignité
au coin des lèvres

L’époque est banale
moins étonnante que le tarif d’une prostituée
Les satrapes s’amusent beaucoup
au jeu de la vérité
Les déshérités se convertissent en masse
à la religion du Loto
Les amants se séparent
pour un kilo de bananes
Le café n’est ni plus ni moins amer
L’eau reste sur l’estomac
La sécheresse frappe les plus affamés
Les séismes se plaisent à compliquer
la tâche des sauveteurs
La musique se refroidit
Le sexe guide le monde
Seuls les chiens continuent à rêver
tout au long des après-midi et des nuits

Il y aura une grande attente
avant la dite résurrection
Et le fils de l’homme
rendu à l’illusion
s’écriera : Qu’ai-je ?
Et les anges
peseurs du bien et du mal
s’écrieront : Qu’a-t-il ?
Et le ciel restera muet
comme au temps de la grande attente

Il y aura ce grand feu de veille
qui éloigne les fauves
et rassemble ceux
qui vont découvrir l’outil
Et le griot aux paroles qui blessent
se lèvera et frappera sept coups
au gong en bois de la mémoire
Et l’homme qui va faire fondre le métal
bondira et crachera au visage du griot
Et la femme aux sept maris reconnus
jettera au feu l’enfant disputé

(Éditions de la Différence, 1992)

TOUS LES DÉCHIREMENTS

Cette lumière
n’est pas à décrire
elle se boit
ou se mange

Le jaune attend le bleu
qui s’attarde avec le vert
le blanc sourit
à cette scène ordinaire
du dépit amoureux

Habiter son corps
n’est pas aisé
c’est une maison hantée
un champ de mines
Il faudrait pouvoir le louer
juste pour des vacances

Habiter son corps
n’est pas aisé
c’est une maison hantée
un champ de mines
Il faudrait pouvoir le louer
juste pour des vacances

La rosée
ce n’est que de l’eau
mais c’est une eau amoureuse

Je ne le nie pas
l’écriture est un luxe
mais c’est le seul luxe
où l’homme
n’exploite que lui-même

Le prophète détruit les idoles
le tyran
édifie des statues

J’ouvre la fenêtre
de mon jardin secret
Les prédateurs ont tout saccagé
ils ont emporté
jusqu’au secret de mon jardin

Souvent
je me sens diminué
fautif quelque part
quand on vient me féliciter

Je n’attends rien de la vie
je vais
à sa rencontre

(Éditions de la Différence, 2006)

L’ÉCORCHÉ VIF

Le poète arabe
se met devant sa table rase
s’apprête à rédiger son testament
mais il découvre qu’il a perdu
l’usage de l’écriture
Il a oublié ses propres poèmes
et les poèmes de ses ancêtres
Il veut crier de rage
mais se rend compte
qu’il a perdu l’usage de la parole
De guerre lasse
il s’apprête à se lever
mais il sent qu’il a perdu
l’usage de ses membres
La mort l’a précédé
là où il devait abdiquer
devant la vie

DISCOURS SUR LA COLLINE ARABE

Le tortionnaire s’est réveillé
Près de lui
sa femme dort encore
Il se glisse furtivement hors du lit
revêt sa tenue de jungle
et sort
Sur le chemin du réduit
où l’attendent ses instruments
et ses victimes du jour
il pense aux choses ordinaires de la vie
les prix qui grimpent
la maison qui sera trop exiguë
quand viendra le cinquième enfant
les pluies qui tardent de nouveau cette année
le dénouement du dernier feuilleton qui passe à la télé
Il pointe au bureau des entrées
se dirige vers le réduit
ouvre la porte
Les corps sont recroquevillés dans la pénombre
toussotements
puanteur
Lève-toi fils de pute !
crie-t-il
en lançant une ruade
au plexus du premier prévenu
que son pied rencontre

SOUS LE BÂILLON LE POÈME

À mon fils Yacine

Mon fils aimé
j’ai reçu ta lettre
Tu me parles déjà comme une grande personne
tu insistes sur tes efforts à l’école
et je sens ta passion de comprendre
de chasser l’obscurité, la laideur
de pénétrer les secrets du grand livre de la vie
Tu es sûr de toi-même
et sans le faire exprès
tu me comptes tes richesses
tu me rassures sur ta force
comme si tu disais : « Ne t’en fais pas pour moi
regarde-moi marcher
regarde où vont mes pas
l’horizon, l’immense horizon là-bas
il n’a pas de secrets pour moi »
Et je t’imagine
ton beau front bien haut
et bien droit
j’imagine ta grande fierté

Mon fils aimé
j’ai reçu ta lettre
Tu me dis :
« Je pense à toi
et je te donne ma vie »
sans soupçonner
ce que tu me fais en disant cela
mon cœur fou
ma tête dans les étoiles
et par ce mot de toi
je n’ai plus peine à croire
que la grande Fête arrivera
celle où des enfants comme toi
devenus hommes
marcheront à pas de géant
loin de la misère des bidonvilles
loin de la faim, de l’ignorance et des tristesses

Mon fils aimé
j’ai reçu ta lettre
Tu as écrit toi-même l’adresse
tu l’as écrite avec assurance
tu t’es dit, si je mets ça
papa recevra ma lettre
et j’aurai peut-être une réponse
et tu as commencé à imaginer la prison
une grande maison où les gens sont enfermés
combien et pourquoi ?
mais alors ils ne peuvent pas voir la mer
la forêt
ils ne peuvent pas travailler
pour que leurs enfants puissent avoir à manger
Tu imagines quelque chose de méchant
de pas beau
quelque chose qui n’a pas de sens
et qui fait qu’on devient triste
ou très en colère
Tu penses encore
ceux qui ont fait les prisons
sont certainement fous
et tant et tant d’autres choses
Oui mon fils aimé
c’est comme ça qu’on commence à réfléchir
à comprendre les hommes
à aimer la vie
à détester les tyrans
et c’est comme ça
que je t’aime
que j’aime penser à toi
du fond de ma prison

Quatre ans

Cela fera bientôt quatre ans
on m’arracha à toi
à mes camarades
à mon peuple
on me ligota
bâillonna
banda les yeux
on interdit mes poèmes
mon nom
on m’exila dans un îlot
de béton et de rouille
on apposa un numéro
sur le dos de mon absence
on m’interdit
les livres que j’aime
les nouvelles
la musique
et pour te voir
un quart d’heure par semaine
à travers deux grilles séparées par un couloir
ils étaient encore là
buvant le sang de nos paroles
un chronomètre
à la place du cerveau

 

C’est encore loin le temps des cerises
et des mains chargées d’offrandes immédiates
le ciel ouvert au matin frais des libertés
la joie de dire
et la tristesse heureuse

C’est encore loin le temps des cerises
et des cités émerveillées de silence
à l’aurore fragile de nos amours
la fringale des rencontres
les rêves fous devenus tâches quotidiennes

C’est encore loin le temps des cerises
mais je le sens déjà
qui palpite et lève
tout chaud en germe
dans ma passion du futur

LE RÈGNE DE BARBARIE

(Copyright © 2004)

à bout portant et profane l’Inviolé Chante Oum Kalthoum en pleine cybernétique Chante le Nil Les barrages spectaculaires Tes pyramides et les nôtres Les cœurs de siècles descendants L’amour fou Suspendues quaternaires Ne crains pas d’accumuler les clichés Ma gazelle aux niagaras de parfums L’oubli semant son chapelet de romances Les traces du campement et la monture L’œil monte Eclate en regards de tarentules vitreuses Abîmes tailladés en robinets de miel En tuyaux de lait sacramentel Chante un peu si ce n’est pour l’ordre funèbre ce sera pour le cortège Chante que j’écrive le Livre des morts Le testament oral des races soumises Que je désemmièvre la malédiction qui nous a frappés au sommet de la greffe Que j’ordonne à la Création une déroute exemplaire Que j’insolence la misère touffue des jungles intérieures Chante ta voix nous pourfend et nous fait rire au summum de la jouissance

« les peuples se sont arrêtés pour attester comment dans mon unicité j’édifie les bases de la gloire »

Chante le Croissant aride Chante le mur des lamentations moi je côtoie le mur de la honte Chante étoile déterreuse d’Orient tombé en panne Chante un peu que je te donne mes yeux Ton amour fétiche à l’orteil agile de l’Afrique violée en cérémonies cycliques Chante l’impossible du bras appréhendant l’outil L’impossible de la main appréhendant le corps L’impossible orgueil de ta race défaite

Cri du rossignol des poètes imbéciles Cri de la rage clignotante d’aérolithes sarclés Cri de la tripe à l’orée des abattoirs Cri du gâchis séculaire intimant l’Arrêt
cri des concentrations boulimie de l’argent
cri des trésors miraculés suspendus aux sorciers
cri charlatanerie docte à la suite du pouvoir
cri salué des flancs du génocide
cri médiéval lumière des époques obscures
cri je patine sur les rails du chaos
cri le vent s’arrêtera changé criquets à la gesticulation
cri tassé à la lie de la mémoire devenue organe
cri de Continent le tam-tam nous couvre des voix
cri gosier tu ne contiens que la plus dérisoire de mes détonations
cri je suis plus qu’homme quelque chose quelqu’un en tragique expansion
cri coulée mienne incandescente
cri je noierai cette planète d’une poésie asphyxiante
marteau-piqueur gaz bruts que je réserve
cri je sais parler mais pas aux puissants
cri o b j e c t e u r
cri la trahison de l’ami du déporte-parole
cri les dégueulades tournées du marasme
cri la bile renvoyée en quadrilatères hissés
cri prostitution du musicien singe à se tordre
cri la morgue philosophale criticaillante
nous enterrant en notre nom vivants
cri qu’on foute la paix aux salauds que nous sommes
cri Assez

impudique chanteuse Vieille hétaïre Nous scalpant dans le sang fébrile Nous embobinant Nous lâchant fétu et paille à la fraternité du délire sensitif D’un lyrisme que nous pétons mutations de toutes facultés Nous tapant sur les cuisses et les dos mutuels Ronronnant l’imbécile refrain de la fraternité d’exclusion Chante Oum Kalthoum ta voix nous pourfend et nous fait rire au summum de la jouissance

fossile carnivore Sœur du mammouth surpris Mais incalculable
f o r c e