Monsieur le Maire,
Je ne sais pas si mon nom évoque pour vous quelque chose. Si je vous demande cela, ce n’est pas par fausse modestie, croyez-le, mais parce que nous avons appris, nous autres écrivains de ce pays, à ne pas nous faire trop d’illusions sur l’intérêt que nos œuvres suscitent à l’intérieur de notre propre société, y compris au sein de ce que l’on appelle l’élite. Alors que nous assistons depuis peu à une certaine résurgence du droit, nié et bafoué pendant plusieurs décennies, la culture, quant à elle, continue à avoir chez nous un statut fantomatique. Même dans les milieux où elle devrait être considérée comme une clé du progrès et un facteur déterminant pour l’épanouissement individuel et collectif, force est de constater qu’elle n’est invoquée qu’à titre accessoire, si elle n’est pas simplement instrumentalisée pour légitimer des positions indûment acquises ou faire reluire de piètres effigies. Nous avons donc bien intégré cette frustration sans verser pour autant dans l’apitoiement stérile sur notre condition. Pas prophètes pour un sou, ni chez nous, ni ailleurs ! Tant mieux, dirai-je, car la marge où nous campons est un des rares lieux où nous pouvons exercer notre liberté sans en demander la permission à quelque pouvoir que ce soit. Ce faisant, nous sommes convaincus de ne pas travailler à perte. Nos écrits, nos idées, nos intuitions font et feront leur chemin. Ils participent de cet élan vital qui finit un jour ou l’autre par élargir le champ de la conscience, libérer le cours de l’histoire et restituer aux acteurs de celle-ci le don de la création libre de leur vie et de leur destin.
Mais, au-delà de ces considérations, sachez que je suis né, il y a maintenant soixante ans, au fond de la médina de Fès, dans le quartier de Aïn el-Khayl, que j’ai fait mes études primaires à l’école du quartier voisin de Lemtiyine et secondaires au collège Moulay Idriss. Depuis que j’ai quitté Fès pour poursuivre mes études et enseigner par la suite à Rabat, ma vie a connu bien des bouleversements, dont certains sont tombés dans le domaine public parce que liés à la violence politique que notre pays a traversée et dont il ne s’est pas encore tout à fait remis. Je vous fais grâce des détails de l’épreuve personnelle que j’ai vécue dans ce contexte. Toujours est-il qu’elle ne m’a laissé, à un moment précis, d’autre choix que l’exil, que j’ai cru d’abord, la mort dans l’âme, définitif. Heureusement que le malheur, dans la vie d’un homme ou d’une nation, n’est pas une fatalité sans appel. Il arrive parfois que l’Histoire ruse au détriment de la tyrannie. Avec le dégel que le Maroc a fini par connaître, j’ai pu retrouver sans plus d’appréhension le pays, circuler et m’exprimer librement, et bien entendu revoir les vivants parmi les miens, me recueillir sur la tombe des chers disparus d’entre eux au cimetière de Bab Guissa et renouer avec les lieux de mon enfance. Souvent, d’ailleurs, j’effectuais ces visites en compagnie d’amis, étrangers ou non, auxquels je servais de cicérone, trop ému et distrait pour être bon pédagogue. Malgré cela, mes amis s’émerveillaient de ce qu’ils découvraient et m’en savaient gré avec une bienveillance qui m’allait droit au cœur. Hélas, et sans rien laisser transparaître, je partageais rarement leur émerveillement car mes yeux avertis par une longue pratique de ma ville ne pouvaient pas faire l’impasse sur l’envers du décor. Alors qu’ils vivaient, eux, des instants magiques, je devais dissimuler ce qui était pour moi un véritable crève-cœur. Et c’est là que je voulais en venir.
Monsieur le Maire, la médina de Fès va mal, très mal, et ceux qui se bousculent à son chevet lui tiennent la jambe avec des discours flatteurs au lieu de s’atteler à ouvrir les chantiers de son redressement. Qu’en est-il, par exemple, de la mise en pratique de la décision de l’Unesco considérant que ce haut lieu de notre mémoire fait partie du patrimoine universel ? Les mesurettes sporadiques prises jusqu’à maintenant ne changent en rien la donne, et si un plan hardi de sauvetage n’est pas décidé urgemment, gageons que, dans quelques décennies tout au plus, une des rares cités millénaires sauvegardées presque intactes jusqu’à l’époque contemporaine sera mutilée au point de devenir méconnaissable. Encore faut-il que ce plan lui-même soit animé par une vision où la protection des sites, la restauration de ce qui menace ruine aillent de pair avec une lecture revivifiée de l’histoire et le souci d’en transmettre toutes les richesses et les subtilités aux générations futures.
Pour ne pas en rester à des généralités, permettez-moi d’illustrer mon propos à l’aide de deux exemples pris parmi des dizaines, qui me semblent particulièrement significatifs d’un état d’esprit marqué par l’ignorance et le manque de respect pour un patrimoine dont nous sommes certes les dépositaires mais non les propriétaires exclusifs puisqu’il appartient à l’humanité entière.
Le premier me touche de très près. C’est que la maison de Aïn el-Khayl où je suis né colle au minaret de la petite mosquée qui ne porte d’autre nom que celui de notre quartier. Au cours des derniers pèlerinages à ces lieux de mon enfance, j’ai constaté que cette mosquée tombait de plus en plus en ruine. La négligence des hommes et les outrages du temps ont fait que sa porte d’entrée s’est affaissée progressivement au point qu’elle est aujourd’hui enterrée à moitié dans le sol, condamnée au propre et au figuré. Je ne peux plus avoir recours qu’à mon imagination si je veux revisiter la salle des prières où il m’arrivait de me réfugier tout petit pour jouir d’un moment de calme ou de solitude. Je me souviens encore du doux clair-obscur qui y régnait, de la rumeur discrète des chuchotements des adultes quand ils devisaient après s’être acquittés de leur devoir religieux. J’entends le bruissement apaisant de la source qui alimentait le bassin situé en contrebas. Si j’évoque cela, ce n’est pas par pure nostalgie du paradis prétendu de l’enfance, mais parce que cette humble mosquée a compté il y a longtemps parmi ses visiteurs le pôle de la mystique musulmane Ibn Arabi. L’auteur des Conquêtes spirituelles et des Gemmes de la sagesse y a dispensé pendant quelque temps son enseignement, quand Fès vivait en symbiose avec l’aventure de l’esprit qui brillait de mille feux en Andalousie. Rien alentour ne signale le passage du Chaykh al-akbar (le Grand Maître). Pire, à quoi servirait-il de signaler quoi que ce soit le jour où cette mosquée viendrait à disparaître, remplacée par quelque gargote ou obscur café ? Un jalon lumineux serait ainsi retiré de notre mémoire.
Le deuxième exemple est tristement similaire. Vous connaissez, bien sûr, la maison située vers le milieu de l’artère appelée Talaa Lekbira, où l’illustre historien Ibn Khaldoun a séjourné. Là, au moins, un de vos prédécesseurs s’en est avisé et a apposé à l’entrée une plaque sommaire en bois, signalant l’événement. J’ai eu la bonne surprise de le découvrir lors de mon premier retour au Maroc après une longue période d’exil. Une surprise très vite tempérée et carrément déçue lorsque je me suis rendu compte que cette plaque faisait office de pierre tombale plantée à la tête d’un cénotaphe. La maison elle-même n’était pas visitable car habitée par des particuliers de condition très modeste qui devaient y camper plus qu’autre chose vu l’état de délabrement de la masure. Je me suis consolé comme j’ai pu en me disant qu’au moins l’intention y était. Mais je n’étais pas au bout de mes déceptions. Quelques années après, lors d’une autre visite en médina en compagnie d’amis, j’étais tout émoustillé à l’idée de leur faire découvrir la maison d’Ibn Khaldoun quand quelque chose d’insolite se produisit. Je n’arrivais plus à la retrouver. Après plusieurs descentes et montées, j’ai fini par expliquer mon embarras à un patriarche assis sur un tabouret pas trop loin de l’endroit où elle devait en principe se situer. Le nom d’Ibn Khaldoun ne lui disait rien, la plaque, si. «Elle y était, mais elle est tombée», a-t-il fini par lâcher ! D’autres visites ont suivi, toujours pas de plaque, et la maison de l’auteur des Prolégomènes et de l’Histoire des Berbères a sombré de nouveau dans l’anonymat.
J’aurais pu, Monsieur le Maire, rouvrir avec vous des dossiers plus chargés, largement discutés sur la place publique, tels l’explosion démographique de la médina et la paupérisation galopante de ses habitants, l’état de délabrement de beaucoup de monuments tant vantés par nos dépliants touristiques, les quartiers entiers où les maisons, véritables joyaux de l’architecture et de l’art traditionnels, partent en morceaux, l’insalubrité régnant dans les rues, la pléthore des petits commerces dits ambulants, devenus stables par la force de l’inertie, dont l’incroyable pacotille (sous-vêtements, chaussettes, soutiens-gorge, posters, bimbeloterie, etc.) tapisse les murs des principales artères passantes, à telle enseigne que la couleur et la texture si originale de ces murs ne sont plus qu’un souvenir, le déclin des corporations d’artisans qui ont fait la notoriété de la ville et exprimé le mieux son génie créateur, l’indigence du seul musée (celui du Batha) où nous pouvions, au lendemain de l’indépendance, admirer les richesses variées de notre patrimoine, et je pourrais continuer ainsi à l’infini. Je sais que vous ne pouvez pas tout faire et que, dans la liste des maux que je viens d’énoncer, certains n’auront pas de solution tant que de véritables institutions démocratiques ne seront pas instaurées durablement et qu’un projet national de développement fera défaut. Faut-il pour autant attendre ce couronnement de nos espérances pour entreprendre là où quelques moyens et de la détermination suffisent ? Je sais que l’évolution politique en cours vous a donné ces moyens. Restent la conviction, le sens de la responsabilité et la vision d’avenir que je vous souhaite.
J’aimerais maintenant élargir le cadre de ma réflexion en partant de mon vécu au cours de ces vingt dernières années passées en bonne partie en dehors du pays. Au début de ma lettre, un mot m’a échappé quand j’ai dû évoquer mon exil. C’est celui de malheur. En me relisant, j’ai failli le biffer et le remplacer par un vocable moins dramatique. J’ai décidé de le maintenir parce qu’il exprime la vérité de mon ressenti quand je suis arrivé en France. L’exil n’a pas été pour moi un choix pour des raisons de commodité. C’est dans l’affliction qu’il a fallu m’y résoudre, sachant que je n’avais pas d’autre solution si ma volonté était bien de continuer à écrire et d’honorer ma fonction d’intellectuel. Après m’être acquitté de l’impôt de la dignité, il me fallait payer celui de la liberté. Après le combat que j’avais mené au sein de la revue Souffles pour l’émergence d’une nouvelle littérature, il me fallait construire une œuvre littéraire qui donne consistance à cette pétition de foi. Dès lors, ma vie fut mobilisée, rythmée par ces deux exigences, ce qui ne m’empêchait pas de vivre tout court, apprendre, voyager, observer, aimer, bref, élargir jusqu’au vertige mes horizons géographiques et humains, et, permettez-moi de le dire, d’embrasser pour la première fois la réalité du monde dans son infinie variété. Le fait de vivre en France m’ouvrait les portes de l’Europe, de l’Afrique, de l’Amérique, et même du monde arabe. Si le Maroc restait au centre de mes préoccupations d’intellectuel citoyen et constituait la matrice de ma création littéraire, j’avais acquis de nouvelles clés pour y accéder, et cette fois-ci l’ouvrir sur les vibrations et le mouvement du monde. En retour, cela me permettait de renvoyer vers le monde le message de mon pays. Les années passant, j’ai ainsi découvert que l’exil avait d’autres facettes que celle du déchirement. J’ai pris conscience de ce que ce décentrement m’apportait quant à la vision que j’avais du pays et des changements que j’espérais pour lui. Pour beaucoup des maux dont il souffrait, j’avais sous les yeux, je ne dirai pas un modèle, pour ne pas provoquer les cris d’orfraie de nos nationalistes attardés, mais des méthodes, un savoir penser et agir qui a fait ses preuves si l’on en juge d’après les réalisations. Je ne répéterai pas ici ce qui tombe sous le sens : l’avance technologique, le progrès matériel et intellectuel, la solidité des institutions, les règles bien ancrées du jeu démocratique, la force de la société civile et la réalité des contre-pouvoirs, la place cardinale qu’occupe la culture, sans parler de ce que la construction européenne est en train de changer dans la vie et le destin de dizaines de nations occupées, il n’y a pas si longtemps encore, à s’entre-tuer sans merci. Où en sommes-nous de tout cela, nous autres peuples arabes qui prétendons constituer une nation éternelle et unique de l’Atlantique au Golfe ? Quand je pense que certains parmi nous n’ont d’autre modèle à nous proposer que celui de la société de Médine au temps du Prophète, un modèle qu’ils ont d’ailleurs réduit à la portion congrue pour servir leur soif sanguinaire de pouvoir ! Mais arrêtons de nous faire mal et regardons du côté où l’humanité avance et nous donne des idées pour avancer.
Pour parler plus précisément du sujet ayant motivé cette lettre, je n’ai que l’embarras du choix, et je suppose que je vais défoncer des portes ouvertes en énumérant tout ce qu’il m’a été donné de découvrir lors de mes pérégrinations constantes, à travers l’Europe notamment.
En France d’abord, que je connais le mieux, où rien n’a été laissé au hasard. Les choses ont une âme ici, pour répondre par l’affirmative à l’interrogation du poète. Les lieux ne sont là, on dirait, que pour célébrer le culte minutieux de la mémoire. L’histoire n’est pas uniquement inscrite dans les livres ou exposée dans les musées, elle s’offre à qui veut la méditer à chaque coin de rue. La nation exprime ainsi sa reconnaissance à tous ceux et toutes celles (scientifiques, inventeurs, philosophes, créateurs, hommes d’Etat, bienfaiteurs, combattants de la liberté) sans qui cette histoire ne serait qu’un scénario catastrophe de guerres et de fléaux, et non, comme c’est heureusement le cas aussi, une prodigieuse avancée de l’esprit humain et, somme toute, un progrès considérable par rapport aux barbaries qu’elle a connues.
L’Espagne ensuite, jeune démocratie qui a mis les bouchées doubles pour devenir en l’espace de deux à trois décennies, une des nations les plus dynamiques et prospères. C’est vrai que mon émotion est encore plus vive quand je vois à Grenade, Cordoue, Tolède, Séville et jusqu’à Almeria le soin immense avec lequel ce legs exceptionnel de la civilisation arabo-musulmane a été sauvegardé, restauré et pour ainsi dire ressuscité. Tout à mon émerveillement, j’avoue avoir été parfois traversé par une idée qui scandaliserait les nostalgiques de l’Andalousie perdue, encore légion parmi nous : Si les Arabes n’avaient pas été chassés d’ici, ces monuments seraient-ils encore debout, et dans cet état de perfection ? Pardonnez-moi cette note d’humour noir, mais vous connaissez notre adage populaire : Trop d’infortune fait rire.
L’exemple des autres pays d’Europe ne ferait qu’apporter de l’eau à mon moulin. Je terminerai par une singularité dont l’Allemagne a le secret. Elle, dont la plupart des villes ont été entièrement ou partiellement détruites pendant la dernière guerre, n’est sûrement pas en reste s’agissant de ce souci de mémoire et d’expression de la reconnaissance. Mais regardez ce qu’elle a fait avec un «monument» qui a symbolisé pendant un demi-siècle son humiliation et la division de son peuple, à savoir le mur de Berlin : pris d’assaut en 1989, des milliers de morceaux arrachés se sont retrouvés rapidement dans le commerce. Quelques fragments entiers ont été sauvés de la rapine et ils finiront par trouver leur place dans des musées. Un débat est en cours autour des pans restés intacts en vue de leur protection étant donné la valeur de témoignage qu’ils représentent.
Je ne vous retiendrai pas davantage, Monsieur le Maire. J’espère ne pas vous avoir importuné avec ma plaidoirie passionnée en faveur de la médina de Fès. Mais, au-delà du cas particulier, l’enjeu est de taille : il s’agit du rapport qu’une société entretient avec son histoire, de la façon dont elle gère et transmet sa mémoire, et en général de la place qu’elle accorde à la culture dans le projet (si elle en a un) de construction des valeurs qui vont l’identifier à ses propres yeux et devenir également une référence, un horizon d’enrichissement pour les autres. Car la grandeur d’une culture se mesure à sa capacité de féconder la culture universelle, d’irriguer le savoir, le goût, l’imaginaire et la sensibilité de tous les êtres humains. Lorsque nous prenons soin d’un site, un monument, une œuvre d’art, un manuscrit, lorsque nous honorons la mémoire des créateurs et des hommes d’esprit qui nous ont révélés à nous-mêmes et nous ont fait avancer sur le chemin de notre pleine humanisation, gardons-nous de le faire pour notre seul plaisir égoïste ou pour satisfaire notre fierté. Faisons-le en conformité avec cette éthique qui considère que la mémoire d’un peuple est partie intégrante de la mémoire de l’humanité et que les biens culturels particuliers sont des biens publics.
Que Fès revive, elle qui nous a dispensé l’amour du beau. Alors, soyons dignes de ce privilège.
Créteil-Rabat, décembre 2003