Les images qui me reviennent de cette histoire sont en noir et blanc pour les unes, couleur sépia pour les autres. L’inaugurale, à n’en pas douter, me fait remonter à la fin des années cinquante, peu après l’indépendance du pays. J’étais encore élève au collège Moulay Idriss, à Fès, et je fréquentais le Centre culturel du quartier Batha, qui venait de s’ouvrir. Diverses activités y étaient organisées : conférences, lectures, répétitions théâtrales, cours de langue, auxquelles je ne tardais pas à participer assidûment.
Le lieu m’attirait d’autant plus que j’avais noué des liens d’amitié avec la personne qui en était l’âme en quelque sorte. Il s’agit de Mohamed Bennani, que je qualifierai d’Aîné pour le distinguer de son homonyme cadet. Avec lui, j’ai découvert une véritable sensibilité artistique touchant à tous les domaines. Non seulement il peignait, mais il était féru de musique classique, russe notamment, et avait une passion pour la littérature.
À cette époque, si j’avais une passion égale pour les livres, ma culture en matière d’art pictural était balbutiante et quasiment livresque. Des grandes œuvres, je ne connaissais que les reproductions figurant dans des dictionnaires illustrés. Pour moi, cet art se faisait donc exclusivement sous d’autres cieux. Difficile de lui trouver quelque correspondance dans la culture traditionnelle où je baignais. Mais voilà que Mohamed Bennani venait bouleverser la donne. En regardant son travail, la preuve m’était donnée que la peinture pouvait s’acclimater chez nous et s’exercer, qui plus est, en partant des dernières avancées qu’elle avait connues dans ses terres d’élection. Grâce à lui, mes yeux se sont ouverts sur le continent fascinant, vierge pour moi, de la peinture.
La deuxième image se présente sous forme d’une constellation : trois rencontres, très différentes, mais qui chacune m’aura aidé à acquérir une plus grande intimité avec la peinture.
J’évoquerai pour commencer le souvenir de quelqu’un qui n’a fait que passer au Maroc (1960-1966), mais dont le passage si discret a laissé pourtant une trace très précieuse. Il s’agit de Gaston Diehl, professeur d’histoire de l’art et grand critique dont j’ai eu la chance de suivre les cours sur l’esthétique en classe de propédeutique à la faculté des lettres de Rabat. C’est lui qui m’a mis sur la voie de la réflexion sur l’art et m’a sorti de l’ignorance où j’étais du travail des éclaireurs de la peinture marocaine. Diehl eut le premier l’idée d’éditer des monographies à eux consacrées. Je me souviens avec émotion de ces petites plaquettes où je découvrais les œuvres de Ben Allal, Moulay Ahmed Drissi, Louardighi, Yacoubi, Gharbaoui, Cherkaoui. Merci, Monsieur Diehl !
Mon esprit et mon appétit s’étant bien ouverts, je n’ai pas tardé à faire la connaissance de celui que l’on pourrait qualifier de fondateur de la peinture moderne au Maroc, je veux parler de Jilali Gharbaoui. Et c’est par l’entremise de Farid Ben Barek, un fondateur dans un autre domaine, celui du théâtre d’avant-garde[1], que la rencontre a eu lieu. Gharbaoui nous avait invités à dîner chez lui dans un lieu parfaitement insolite. Je ne sais pas comment il avait obtenu d’habiter et de travailler en plein milieu de la nécropole du Chellah, dans une petite bâtisse ayant toutes les caractéristiques du mausolée abritant la dépouille d’un saint homme. Toujours est-il que le lieu m’a paru être en parfaite adéquation avec le tempérament du peintre et son univers de création. Les images que j’ai gardées de cette soirée baignent dans le clair-obscur et le sentiment qui m’en est resté est d’avoir été en présence d’un homme à part, tenant de l’ermite et du magicien, n’existant et ne vivant que pour peindre, pratiquant son art avec une dévotion quasi religieuse.
Deux ans après, je m’embarquais avec Mostafa Nissabouri et Mohammed Khaïr-Eddine dans l’incroyable aventure de Souffles. Au risque de me répéter, je dois dire que celle-ci n’aurait certainement pas atteint la même ampleur ni le même impact s’il n’y avait pas eu au préalable la rencontre avec Mohamed Melehi, Mohammed Chabaa et Farid Belkahia. L’investissement immédiat des deux premiers dans la conception graphique de la revue et sa mise en pages avait donné un objet unique, totalement nouveau dans le paysage éditorial au Maroc. Dès lors, et pendant plusieurs années, la complicité intellectuelle, l’engagement mutuel et les liens d’amitié avec Melehi et Chabaa vont faire de moi un des témoins les plus attentifs d’une démarche intellectuelle et d’une expérience artistique qui allaient transformer en profondeur la culture visuelle dans notre pays et permettre à la peinture marocaine de prendre place avec assurance dans le train de la modernité. Dès lors aussi, je pense que la poésie (mon art premier) est devenue pour moi indissociable de la peinture. L’univers mental et sensible que cette dernière me révélait élargissait l’horizon et la palette de mon écriture.
Aujourd’hui, je me demande si cette forte attraction n’était pas due à un autre facteur, assez particulier. En fréquentant régulièrement l’atelier de mes compagnons de route et en les regardant peindre, une évidence s’imposait à moi : eux étaient des manuels, ce qui n’était pas mon cas en tant que poète. Or la valeur que j’accorde au travail des mains vient de loin. Cela me ramène à l’enfance, quand j’allais rendre visite à mon père dans son échoppe d’artisan sellier et que je restais de longs moments à le regarder travailler, fasciné par ses mains, me disant : Ce sont ces mains-là qui me nourrissent, me vêtent et me font aller à l’école. Une dette que j’ai essayé d’honorer tout au long de ma vie.
Bien des années plus tard (il a fallu que la parenthèse carcérale se passe), j’ai eu le bonheur de renouer avec Mohammed Kacimi. Après mon élargissement, en 1980, notre relation a pris un nouveau départ. J’ai tout de suite remarqué que son travail avait fait un bond prodigieux par rapport aux recherches de la période où nous nous étions connus (les années soixante). Plus qu’un peintre accompli, Kacimi était devenu un aventurier de l’esprit et un nomade inspiré. Une école de hardiesse créatrice à lui tout seul. Avant mon départ en France, en 1985, je lui rendais régulièrement visite dans sa maison des Vieux-Marocains, à Témara. Pendant bien des après-midi et des soirées, nous refaisions le monde, en commençant par le Maroc : sa culture, son système d’enseignement, sa gouvernance, ses valeurs humanistes. Avec lui, le dialogue n’était jamais un double soliloque tant l’écoute était généreuse. Et puis, il était empreint d’une qualité rare : la douceur. Nos liens n’ont pu donc que se renforcer au cours des années qui lui restaient à vivre. De ces liens, je ne suis pas peu fier d’avoir réussi à imprimer une belle trace : le livre d’artiste que j’ai fait avec lui, intitulé Ruses de vivant.
Et le chemin s’est poursuivi. Deux stations, particulièrement éclairantes, m’y attendaient.
Lorsque je suis arrivé en France, je connaissais déjà le peintre Jean Bazaine. Je l’avais reçu chez moi à Rabat et lui avais fait visiter la médina de ma ville natale. C’est sa compagne, Catherine de Seynes, qui avait été à l’origine de notre rencontre. Elle dirigeait une compagnie théâtrale à Paris, et elle avait été très active dans la campagne internationale en faveur de ma libération. Elle avait notamment porté à la scène en 1984 le spectacle Va ma terre, quelle belle idée ! tiré de mon livre Le Chemin des ordalies. Bazaine était alors âgé de 80 ans et habitait une maison à Clamart où il avait aménagé son atelier. C’était la première fois que je me liais avec un artiste « étranger », et qui plus est d’une autre génération que la mienne. Avec lui, c’est la figure du maître qui s’est tout de suite imposée à moi. Si son âge y était pour quelque chose, c’est sa grande culture d’une part et, de l’autre, sa conception et sa pratique du travail artistique qui furent déterminantes dans les sentiments qu’il m’a inspirés. J’avais devant moi un homme en qui se concentrait l’histoire de la peinture, de la plus ancienne à la plus contemporaine. Un homme qui ne vivait que pour peindre, qui pratiquait son art comme un sacerdoce. J’appréciais aussi son humour très discret. Disciple de Pierre Bonnard, il aimait rapporter ce trait d’esprit de son aîné : « Moi, ce que j’aime dans les musées, ce sont les fenêtres ! »
La dernière image, qui scintille dans ma mémoire ni en noir et blanc ni en sépia mais en couleurs vives, brûlantes même, me renvoie à la plus belle amitié qu’il m’a été donné de vivre : celle avec le peintre syrien Sakher Farzat. Nous nous sommes connus dès mon installation en France où il était arrivé quelques années plus tôt avec sa femme, la poétesse Aïcha Arnaout. Comme il peignait dans un petit coin du salon de son appartement parisien, Il m’arrivait, quand je lui rendais visite, de le surprendre en plein milieu de cette activité qui relève de la stricte intimité, ce que la plupart des artistes veillent jalousement à soustraire au regard des autres, même les plus proches. Tel n’était pas le cas de Sakher, du moins avec moi. J’assistais donc à ce corps à corps avec la toile qui ressemblait en bien des points à ce que je connaissais dans le travail de l’écriture, sauf qu’en peinture l’implication du corps, de tout le corps, est bien plus radicale que dans l’acte d’écrire. C’est peut-être à l’un de ces moments-là que le désir de peindre s’est insinué en moi sans que j’en prenne conscience. Et quand mon ami a disparu brutalement en 2007, je ne sais pourquoi j’ai eu le sentiment que, si je parvenais moi-même à peindre, je refuserais d’abandonner mon ami à la mort et continuerais à lui tenir compagnie.
Au cours de mon existence, bien d’autres peintres m’ont ébloui et marqué durablement. Rien ne sert d’aligner ici des noms. Ils sont de toutes les époques et de tous les pays. Une mention particulière quand même pour deux d’entre eux, que je mets sur le même plan car leur imaginaire a été et restera toujours pour moi un objet à part de fascination. Il s’agit de Francisco de Goya et de Abbès Saladi.
De ce qui précède, je tire la conclusion que mon histoire avec la peinture est pour l’essentiel une histoire avec des peintres. Force est de constater aussi que la plupart de ceux-ci sont Marocains ! D’aucuns s’en étonneraient. Est-ce de l’outrecuidance ou du patriotisme mal placé ? se diraient-ils. Ni l’un ni l’autre, répondrai-je. C’est juste de la sincérité qui m’amène à ce résultat inattendu, et qui est loin de me déplaire !
J’en arrive maintenant à ce que d’aucuns attendent le plus de moi, je suppose : que je justifie l’exposition en cours, que je lui invente une légitimité, que je lui découvre un contenu consistant, que j’habille celui-ci de la tunique d’une esthétique assez subtile pour ne fermer la porte à aucune interprétation. Qui sait, peut-être voudrait-on aussi que j’apaise certaines inquiétudes en mettant l’accent sur le côté quelque peu exceptionnel de l’événement ou un peu en marge, comme on voudra, ce qui écarterait la moindre prétention de ma part à une quelconque « carrière ». Mais je ne ferai rien de tout cela. Je compte sur la bienveillance des gens, le bon sens de toutes celles et tous ceux qui se seront dit : Pourquoi pas ? Qu’est-ce qui empêcherait un poète de peindre, de devenir musicien ou cinéaste si tel est son besoin ou son désir ! Après tout, un peintre a parfaitement, lui aussi, le droit d’écrire ou de s’adonner à d’autres arts. Regardons, écoutons plutôt ce que l’un ou l’autre aura à nous offrir, sans arrière-pensées ni parti pris.
C’est en sentant le souffle de cette bienveillance que je peux dire maintenant quelques mots sur cette envie qui m’a pris de peindre depuis un certain nombre d’années.
J’ai écrit quelque part que l’homme (l’être humain) n’arrête pas de naître à lui-même. Ce n’est que peu à peu que se révèlent à lui ses différents moi, les multiples facettes de sa propre énigme. Ce sont les coups du sort, les rencontres, les passions vécues, les périls affrontés, les combats menés (j’ajouterai, me concernant, le rôle des livres et des œuvres d’art) qui nous permettent de découvrir à un moment donné de notre parcours l’une ou l’autre de ces facettes jusqu’alors insoupçonnée. C’est ce qui s’est passé pour moi avec la peinture. Pendant près d’un demi-siècle, j’ai fréquenté les peintres, je les ai observés en train de travailler, j’ai réfléchi sur leur activité. Il m’est même arrivé de commettre certains textes sur les œuvres de l’un ou de l’autre. L’art de peindre m’était devenu aussi familier, aussi intime que celui de la poésie. Puis un jour, sans savoir pourquoi, j’ai gribouillé sur une feuille de papier ordinaire un premier dessin. Bien vite, je passais au papier à dessin, puis à la toile. En un laps de temps très court, je me suis retrouvé en train de peindre, quand je le pouvais, chaque jour pendant plusieurs heures. Dans cette dépense physique et mentale sans précédent, le plaisir était toujours au rendez-vous ainsi que le ravissement de la découverte. C’était comme une faculté inconnue qui s’insinuait et surgissait en moi, régissant à mon insu un mode d’expression où je n’avais plus besoin de mes vieux compagnons, les mots. Ma main prenait la relève, mue par le corps tendu tel un arc. L’alchimie des couleurs remplaçait celle de la langue.
Moi qui pensais avoir effectué le tour de la terre et de cette « étrange créature » qu’est l’homme, voilà que je répondais à l’appel d’un nouveau voyage dont je ne mesurais pas les confins et les risques. Mais ai-je jamais fait ce genre de calcul avant d’entamer quoi que ce soit dans ma vie ? Ne devrais-je pas plutôt mettre en avant ce sens du partage que j’ai cultivé consciencieusement afin de faire reculer autour de nous les barreaux du scepticisme, de la fermeture et les murs de la séparation ? C’est la poésie, justement, qui m’a appris que le plus intime de l’intimité n’avait d’autre vocation que le partage. C’est en devenant « bien public » que cette sphère de l’être devient pourvoyeuse de lumière. Je ne fais pas donc pas d’infidélité à la poésie quand je peins. Je la célèbre par un autre moyen qui invite les mots à prendre un repos mérité, à se plonger, ne serait-ce qu’un temps, dans la beauté du silence.
[1] En 1964, Farid Ben Barek a été à l’initiative de la création du Théâtre universitaire marocain auquel j’ai participé. Avant cela, il avait dirigé l’une des premières compagnies théâtrales professionnelles nées au lendemain de l’indépendance. Aujourd’hui, hélas, son nom est tombé complètement dans l’oubli.