(Pour un institut de la mémoire contemporaine au Maroc)
Depuis quelques années, la question de la mémoire, considérée à la fois comme un devoir et un droit, s’est posée de façon insistante sur la scène nationale. Mais, jusqu’à maintenant, la seule avancée que nous ayons enregistrée concerne une période du passé récent entachée, comme on le sait, par des violations graves des droits humains. L’avenir nous dira d’ailleurs si la dynamique enclenchée par l’Instance équité et réconciliation ira jusqu’à son terme logique en établissant toute la vérité sur les années de plomb, en précisant les responsabilités et en amenant l’Etat à faire, solennellement, amende honorable. C’est à ce prix que l’on pourra enfin tourner la page pour s’atteler en confiance aux tâches de la construction démocratique et à l’ancrage de l’Etat de droit.
Le rappel de cet épisode de la reconquête de notre mémoire me permet d’indiquer un chantier autrement plus vaste qui tarde à s’ouvrir et que les Marocains aspirent à mieux connaître. L’histoire du pays, dans ses diverses manifestations (sociales, politiques, culturelles, etc.), n’est-elle pas encore un domaine en friche ? Loin de moi l’idée de minimiser ce que nos historiens et nos chercheurs scientifiques ont déjà entrepris, mais force est de constater que les résultats de leurs investigations restent en grande partie confinés au cercle des initiés et, au mieux, dans l’enceinte universitaire. Faute d’une politique adéquate d’édition, de diffusion et de communication, ils parviennent rarement à la connaissance de l’opinion pour devenir l’un des objets du débat public. Quand on pense par ailleurs au déficit en matière de ces relais de la mémoire que sont les musées (et à l’état d’abandon où se trouve le peu qui en existe) ou, pire, à la gabegie dont souffre l’administration des archives dans tous les domaines, on peut parler d’un mur qui s’oppose obstinément à notre besoin d’accéder librement à notre histoire pour en renouveler la lecture.
Ainsi, du particulier (les années de plomb) au général (l’histoire dans sa globalité), les Marocains restent sur leur soif. Ils n’ont pas d’idée précise sur ce qu’ils vont léguer aux générations futures, et c’est là peut-être une des causes de l’incertitude politique que nous vivons en ce moment.
Ce constat m’était nécessaire pour attirer l’attention sur un domaine particulier où l’amnésie risque de gagner si la prise de conscience fait défaut et que des mesures urgentes ne sont pas prises : celui de la mémoire culturelle contemporaine. Ici, un bref rappel historique s’impose. Après une période d’hibernation de plusieurs siècles, la scène intellectuelle et culturelle au Maroc ne s’est réellement animée qu’aux abords du siècle précédent. Le choc colonial y a été pour beaucoup, et le combat qui a suivi pour l’émancipation nationale en a été le facteur déterminant. Avec l’indépendance, on assistera aux prémices d’un mouvement qui va impulser la recherche en sciences humaines et sociales et secouer le poids de la tradition et du mimétisme en matière littéraire et artistique. Au cours des décennies suivantes, les artisans de la pensée et de la culture marocaines vivantes, telles qu’elles sont constituées aujourd’hui, vont inscrire ce mouvement, de façon irréversible, dans l’aventure de la modernité. Inutile de rappeler ici comment cette expérience fondatrice a été combattue et marginalisée par un système archaïque qui ne pouvait pas en tolérer la charge de subversion. Or, malgré ces aléas, et si la dynamique démocratique actuelle se confirme, il paraît logique que l’une des matières intellectuelles et culturelles dont vont se nourrir les prochaines générations soit justement celle que les artisans du renouvellement de notre culture sont en train de nous léguer. Est-ce rêver que de croire qu’à l’avenir une partie substantielle de nos programmes scolaires et universitaires sera puisée, à l’instar de ce qui se passe normalement ailleurs, dans les œuvres de nos penseurs et créateurs, permettant ainsi à nos descendants, et par le biais d’un imaginaire qui leur est proche, d’accéder aux connaissances, nourrir leur réflexion, découvrir les réalités de la condition humaine, former et affiner leur goût et s’imprégner des valeurs humanistes ? Hélas, rien n’indique que nous prenons ce chemin, car la dimension civilisationnelle n’est tout au plus qu’anecdotique dans le projet de société en cours de débat. Il ne viendrait pas à l’idée des politiques, des économistes et autres stratèges qui monopolisent la parole que la culture pourrait être une priorité, un enjeu majeur du développement humain tant vanté de nos jours. Mais ne jetons pas la pierre à ceux-ci exclusivement, car le mal est plus profond. Tout donne à penser qu’au Maroc la culture ne fait pas partie de nos besoins essentiels. Notre société, et dans ses composantes les plus variées, donne l’impression de pouvoir s’en passer sans grand dommage pour les autres aspirations qui la mobilisent. Le statut de la culture reste donc incertain. Aussi la fonction de l’intellectuel et du créateur est-elle virtuelle. Elle n’est évoquée le plus souvent que dans les débats fortement idéologisés où les intellectuels sont mis tantôt au banc des accusés, tantôt sur un piédestal. Et dans l’hypothèse la plus favorable, celle où des milieux restreints leur reconnaissent quelque valeur ou un rôle à jouer, cela a peu d’incidence sur une réelle circulation de leurs œuvres, sur l’appréciation de celles-ci et des débats qu’elles sont en mesure de susciter.
Dans ces conditions, les écrivains, artistes, penseurs doivent assumer ce qu’il faut bien appeler un exil intérieur. Ils ont le sentiment de vivre dans un temps et un espace décalés d’où ils s’adressent à des interlocuteurs hypothétiques. Plus dramatique, si leur parole n’a pas d’écho maintenant, rien ne garantit qu’elle en aura à l’avenir. Encore que les vivants parmi eux peuvent agir et se battre pour être un peu plus audibles. Mais qu’en est-il des morts ? Depuis l’indépendance, la liste de ceux qui nous ont quittés est impressionnante (Abdallah Rajiî, Mohammed Reggab, Jilali Gharbaoui, Mohammed Aziz Lahbabi, Abbès Saladi, Mohammed Zafzaf, Mohammed Kacimi, Mohammed Choukri, Ahmed Sefrioui, pour n’en citer que quelques-uns). Chacun d’eux a laissé des manuscrits, des inédits, des archives personnelles, des témoignages divers de ses activités qu’aucune institution digne de ce nom n’a eu à cœur de recueillir, de préserver et de mettre à la disposition des chercheurs. Des pans entiers de notre mémoire culturelle sont ainsi à l’abandon et risquent à terme de disparaître. Ce danger guette à l’évidence aussi les vivants, qui sont dans la même incertitude quant au devenir de ce qu’ils vont léguer après eux.
En tirant la sonnette d’alarme, je me garderai de verser dans le catastrophisme car je pense qu’il est encore temps de se reprendre. Comme nous avons commencé à le faire pour des dossiers tout aussi ardus (condition féminine, droits de l’homme, revendication amazighe), la question de la mémoire culturelle pourra être affrontée avec courage si nous parvenons à prendre conscience et à nous convaincre de la place éminente que la culture doit occuper dans le projet d’une nouvelle société à laquelle nous aspirons.
Mon souhait le plus cher (et cela fait des années que je l’exprime) est donc de voir un grand débat national s’ouvrir sur ces questions. En attendant, rien n’empêche de parer au plus pressé. Pour m’en tenir à la sauvegarde de notre mémoire culturelle contemporaine, je pense que la solution concrète est à notre portée. Nous avons l’exemple de nombreux pays où des initiatives publiques et privées ont permis de mettre en place les rouages d’un cadre institutionnel assurant cette sauvegarde. Nous pourrions nous en inspirer et les adapter à nos propres besoins. Si j’en juge d’après ce que je connais de ces initiatives, les moyens qui ont permis de les concrétiser sont relativement modestes. Pour le savoir-faire, nous avons suffisamment de compétences pouvant être orientées en vue de l’acquérir. Mais, bien entendu, la clé du problème reste la volonté politique.
Alors, à quand un Institut de la mémoire culturelle contemporaine au Maroc? Un organisme qui pourrait être un premier jalon sur le chemin de la reconquête de notre histoire, de sa relecture et de sa transmission aux générations futures. Car, au-delà de la reconnaissance que la nation pourra ainsi manifester à l’égard des femmes et des hommes qui ont forgé sa culture, elle donnera ainsi le signe d’un choix de civilisation célébrant la raison et les valeurs humanistes.
Abdellatif Laâbi, Créteil, novembre 2006