(lettre ouverte à l’équipe de TelQuel, hebdomadaire marocain)
Chers amis,
Permettez-moi d’abord de vous exprimer publiquement mon estime et ma reconnaissance pour le travail si précieux que vous accomplissez depuis la création de TelQuel. Pour moi, et je le dis sans complaisance, vous êtes la fine fleur de cette presse libre et indépendante dont beaucoup de démocrates ont rêvé. Grâce à vous, et à quelques-uns de vos confrères (peu nombreux, il est vrai), la pensée politique est en train de se revivifier, des pans entiers de nos réalités sociales, économiques et culturelles apparaissent sous un éclairage nouveau, des tabous qui avaient la vie dure volent en éclats, le dynamisme et l’inventivité de la société civile sont mieux reconnus, le champ des libertés s’élargit et fructifie. Vous êtes, dans votre domaine particulier, le symbole de ce que j’ai appelé il y a quelques années l’Autre Maroc et que je continue à défendre et à illustrer à ma façon. Ce Maroc qui peine encore à trouver l’expression politique et morale digne de ses aspirations mais qui, par différentes voies, avance et persiste dans son opposition résolue à l’arbitraire et l’absolutisme, tourne le dos aux archaïsmes, renoue avec la pensée critique, travaille sans relâche pour enraciner les valeurs démocratiques, l’éthique de la politique, défend bec et ongles le choix de la modernité et ne perd jamais de vue que tous ces fronts de lutte n’ont de sens que s’ils servent le rêve d’une société plus juste et plus humaine, permettant au plus grand nombre de nos concitoyens qui continuent à souffrir dans leur chair et leur dignité de renouer avec l’espérance et, de là, se mobiliser pour accomplir la tâche historique de reconstruction de notre pays. Ce Maroc, dois-je le préciser, n’est pas un projet tombé de la dernière pluie, comme on a tendance à le faire croire, né à la faveur de la succession à la tête de l’Etat et des ouvertures qui se sont ensuivies. Sauf à avoir la mémoire courte, on conviendra que sa conception remonte à plusieurs décennies et que sa croissance est ancrée dans l’histoire de tous les combats qui ont été menés depuis l’indépendance pour que notre peuple redevienne l’acteur de son émancipation et le maître de son destin.
Je m’en arrête là de ce panégyrique qui pourrait détonner sous ma plume. En fait, si je m’adresse à vous, et à travers vous à cet Autre Maroc, unique objet de mes attentions, mon objectif est de susciter de nouveau le débat, d’en appeler à la vigilance intellectuelle, d’affirmer avec énergie mon refus du pessimisme stérile qui finit d’une manière ou d’une autre par verser de l’eau au moulin des marchands de désespoir. Car, pour moi, ce Maroc-là ne se réduit pas à des formes plus ou moins pertinentes de résistance, je le conçois aussi comme un creuset où l’espoir se forge, où les forces se trempent et se conjuguent pour imprimer leur marque au cours du changement afin qu’une voie nouvelle s’ouvre enfin pour notre pays, aux antipodes de celle, sans issue, où l’absolutisme d’hier et l’obscurantisme d’aujourd’hui ont cherché et cherchent à l’enfermer. Voilà qui me permet d’aborder maintenant le sujet qui a suscité cette lettre ouverte. Il s’agit de l’infléchissement que j’ai constaté depuis quelque temps dans la ligne éditoriale de TelQuel portant plus précisément sur votre évaluation du phénomène intégriste et de ses représentations politiques. Deux éditoriaux signés par le directeur de la publication m’ont particulièrement arrêté, notamment celui intitulé «Un édito contre un autre» (votre édition du 2 au 8 octobre dernier). Ahmed R. Benchemsi, dont j’ai toujours apprécié le courage, la rigueur intellectuelle, la finesse d’analyse et l’attachement sans faille aux valeurs que j’ai énumérées plus haut, affirme, la mort dans l’âme je suppose, que le camp des intégristes est ultra-majoritaire dans le pays alors que le camp des laïcs (des démocrates, suis-je tenté de lire) est ultra-minoritaire. Le premier aurait déjà gagné la bataille, et il ne resterait au second, dans le meilleur des cas, qu’à se mettre en résistance. C’est vrai, les apparences pourraient lui donner raison. Encore qu’il faille faire la part des faits inscrits durablement dans la réalité et dûment prouvés, et celle des impressions, donc de la subjectivité des observateurs et des analystes. Or ce que l’on constate, c’est que, pour beaucoup de ces derniers, l’impression se transforme vite en certitude, voire en conviction, à la suite d’un phénomène assez irrationnel de fascination. Je pensais jusqu’à maintenant que c’était surtout à l’étranger (dans le monde occidental, notamment) que ce glissement s’était opéré, à telle enseigne que c’en est devenu un dogme figeant les réalités du monde arabo-musulman dans une lecture univoque, où l’intégrisme et le fanatisme seraient la seule donnée tangible, la seule force agissant sur le présent et régissant le futur. Je dépense ici (en France) une partie de mon énergie à contrecarrer cette fascination frisant l’autisme en faisant passer dans les médias (selon mes modestes moyens) un autre message que je croyais jusqu’ici partager avec mes amis de TelQuel. J’espérais au moins que cette lecture univoque ne s’instaurerait pas au Maroc dans les mêmes termes. Ne nous plaignons-nous pas, au point que c’en est devenu une litanie, de l’image tronquée, réductrice, que les médias étrangers donnent de nos réalités, confortant en cela l’ignorance et les peurs irrationnelles de leurs propres sociétés? Malheureusement, cette attitude que nous stigmatisons sans cesse est en train de s’établir chez nous, par un étrange mimétisme. Et c’est là où le bât blesse. Si la lecture qu’offrent les médias étrangers de nos réalités a un impact mitigé, il n’en est pas de même s’agissant de notre propre presse, a fortiori celle qui, comme TelQuel, s’est battue jusqu’à maintenant pour un projet de société aux antipodes des visées du camp passéiste. Est-ce un coup de fatigue, un vague à l’âme somme toute compréhensible quand on se sent un peu comme dans la peau de Sisyphe ? Peut-être. Mais il est de mon devoir d’attirer l’attention sur les conséquences d’une telle attitude. Le danger consiste à donner l’impression que la défaite est consommée, alors que la bataille ne fait que commencer. Sans vouloir se voiler la face sur la réalité de l’intégrisme (comment le pourrait-on ?), notre tâche n’est-elle pas d’abord et avant tout d’accompagner avec le maximum d’attentions le Maroc qui bouge, intègre à grands pas la modernité, reconnaît les bienfaits du pluralisme et se bat au quotidien pour faire avancer le projet démocratique ? Certes, me rétorquera-t-on, le rôle d’un journal non partisan est d’informer, donner au lecteur les éléments d’appréciation qui lui permettront de former son jugement ou sa conviction. J’en conviens, mais, dans la situation de crise aiguë que nous traversons, où se pose brutalement la question du projet contre projet, tout dépend du dosage et du traitement de la matière que nous soumettons au lecteur. Or je suis bien obligé de constater que notre presse la mieux intentionnée consacre une place démesurée aux faits et gestes de l’adversaire et n’hésite pas à louer chez lui des vertus dont serait définitivement dénué le camp démocratique. Une telle fixation me paraît dommageable car, au bout du compte, cela revient à satisfaire sans le vouloir l’un des objectifs du mouvement intégriste, un objectif qu’il n’a jamais caché et qui consiste à se présenter comme le centre exclusif de la vie politique, la référence incontournable, le partenaire privilégié sans lequel rien ne peut se décider ou se construire. Et je ne parlerai pas ici de sa prétention à s’autoproclamer première force politique du pays puisque, apparemment, plus personne ne la lui conteste (votre journal y compris).
Pour revenir à l’argumentaire d’Ahmed R. Benchemsi, je dois en toute simplicité poser la question suivante : Sur quoi se base-t-il pour affirmer que le camp intégriste est devenu ultra-majoritaire ? TelQuel aurait-il mené une enquête de fond selon les normes établies internationalement pour le prouver ? Je sais qu’il n’en a pas les moyens. Nous sommes donc en présence d’une idée qui repose sur une conviction intime, certes, mais que rien ne vient étayer, sinon l’impression générale qui prévaut en la matière et que d’aucuns ont vite transformée en dogme. Quant à moi, si je n’ai pas non plus les moyens d’affirmer le contraire, je peux au moins avancer des éléments susceptibles de relativiser une thèse dont la validité ne me semble pas prouvée. Si je devais m’en tenir aux apparences, je commencerais par le phénomène le plus frappant à première vue : celui du nombre de jeunes filles et de femmes voilées au Maroc. On ne viendra pas me dire que ces dernières sont ultra-majoritaires. Allez voir en comparaison ce qui se passe, par exemple, en Syrie, connue depuis des décennies comme une société avancée socialement et culturellement par rapport à la nôtre. Là, le doute n’est pas permis, alors que l’Etat syrien est, lui, officiellement laïc. Sur un plan plus important, car, après tout, les modes vestimentaires vont et viennent, avez-vous remarqué l’absence totale, physique et intellectuelle, de la mouvance intégriste dans le domaine de la culture vivante ? Voilà un secteur vital, celui de la création artistique, avec toutes ses formes d’expression, qui a été et demeure le fait du camp démocratique. Et si nous devons évaluer son impact, allons-nous recenser seulement l’élite qui crée sans tenir compte de la masse non négligeable qui lit, va au cinéma, au théâtre, aux expositions, aux festivals de musique stigmatisés, comme vous l’avez remarqué, par certains ténors intégristes ? Par ailleurs, nul besoin de rappeler ici ce que TelQuel a contribué grandement à faire connaître, à savoir le mouvement de la société civile. Pouvons-nous, alors que nous l’avons encensé, considérer comme quantité négligeable ce mouvement qui, dans bien des domaines, est en train de changer la donne de la pratique citoyenne ? Combien sont-ils, ces militants démocrates qui travaillent avec abnégation sans publicité et sans intention d’enrôler les gens dans une idéologie ou dans un parti ? Et puisqu’on parle de partis, voyons au moins ceux qui se réclament historiquement du credo démocratique. Quelles que soient les critiques, parfois radicales, que nous sommes en droit de leur adresser, est-il raisonnable de les considérer comme des groupuscules ne représentant plus rien dans le pays ? Il me faudrait un autre espace que celui de cette lettre pour énumérer tous les acteurs visibles et invisibles d’un camp affecté malheureusement d’une étrange maladie, celle de l’auto-dénigrement et de la perte de confiance en lui-même, à telle enseigne qu’il est en train de dilapider son patrimoine de légitimité.
Avant de terminer, je voudrais soulever un point crucial. Lorsque nous parlons du camp ultra-majoritaire, ne faisons-nous pas une grave confusion entre le mouvement intégriste organisé et la masse des croyants, qui ne se reconnaît pas forcément dans son idéologie, ses pratiques, et continue à vivre sereinement sa croyance loin de tout embrigadement ? Que faisons-nous d’une autre catégorie de croyants (où se retrouvent certains intellectuels de valeur) qui, même si elle est peu nombreuse, défend tout autant que nous la laïcité et fait avancer sur ce point la pensée religieuse ? Perdre de vue cet aspect de la réalité revient à faire un cadeau impérial à ceux qui essaient de monopoliser d’une façon caricaturale le champ du religieux.
Je m’en arrête là, mon objectif n’étant pas de réfuter la thèse de TelQuel par une autre thèse, opposée. Le problème se situe à mon avis ailleurs que dans cette équation de la majorité-minorité. Ce que je veux dire, c’est que, même si nous étions minoritaires (ultra-minoritaires, sûrement pas), il ne faudrait pas céder à la panique, succomber à la fascination par la force de l’adversaire. Si la tâche nous semble aujourd’hui rude, souvenons-nous de ce qu’elle était il y a trente ans, au temps de l’arbitraire absolu. N’oublions pas les leçons de l’histoire. Les combats d’hier ont au moins permis la liberté avec laquelle nous débattons des questions épineuses d’aujourd’hui. Je dirai pour terminer que la tâche n’a jamais été aussi exaltante. La vision que nous avons maintenant de l’Etat de droit, de la citoyenneté, du développement, du progrès, du pluralisme, des relations à instaurer entre hommes et femmes, entre générations, n’a jamais été plus affinée, plus clairvoyante ni plus généreuse. Tout cela, mes chers amis, se passe au Maroc, un pays en lequel je crois. Tout cela est de plus en plus compris par un nombre inestimable de Marocains qui refusent de croire que le long tunnel où l’avenir piétine est une fatalité.
Fraternellement vôtre,
Abdellatif Laâbi, novembre 2004