souffles
numéros 13 et 14, 1er et 2e trimestre 1969

abdellatif laâbi : mobilisation-tract
pp. 27-31

 

bonne année camarades 
c'est le moment des bilans
                         on ne demande pas de statistiques 
de nouvelles victoires s'inscrivent au calendrier des peuples
10e anniversaire révolution cubaine 
cessation bombardements sur viet-nam nord 
4e année déclenchement lutte populaire armée palestine
en angora 9
           au mozambique 5 
sans oublier l'érosion violente du colosse américain 
par la négraille debout
                       la gâchette froide 
de nouvelles défaites tombent au livre noir des gorilles
écrasement insurrection petites antilles 
apartheid crématoire du Continent 
barricades guerilla urbaine sur cadavre occidental 
combien de massacres
                   en frontières sûres au nom liberté peuples

A GENOUX LES DAMNÉS DE LA TERRE

bonne année camarades 
la lutte continue 
cette grande humanité a dit assez 
mosché dayan inspecte
                    à l'ombre des mirages
                                         shalom napalm 
les cosmonautes ont vu à l'oeil nu la face cachée de la lune 
le dollar connaît des hauts et des bas 
la livre sterling éternellement menacée
                                   de gaulle multiplie ses frasques
                                   et se retire grand seigneur
c'est le moment des grandes affaires dans le trust de la presse
les arabes achètent de plus en plus les disques d'oummou kaltoum 
la c.i.a refait ses comptes 
les ordinateurs bavent leur surplus 
le taureau fabuleux change de corne 
petites et grandes paniques du siècle quatorze

bonne année camarades
et nous
       où en sommes-nous terre de contrastes
pommes d'or et légendes
                       ah ces satanées oranges de haïfa 
la ruée vers le soleil
                      cailloux-palmiers-serpents indigènes
joli-coussin-bijou-burnous berbères c'est plus authentique
à répression ouverte
                    un bazar de 500.000 km2
fiche anthropométrique
casier judiciaire 
les mercenaires aux quatre coins des rues 
nos peuples terrassés par giclées de féodalités petites exploiteuses 
le silence est de rigueur

voilà voilà voilà on ne mange pas assez on ne travaille pas on ne
comprend pas on ne parle pas on ne baise pas on ne vit pas
– au secours
– pour qui la première balle?
chut chut t'occupe pas
omo est là si vous voulez déménager en bleu buvez fanta kodak 
plus la pile qui ne s'use qu'autour du carré rouge tracé par la
pointe bic tout cela grâce à la bombe spéciale cafards fourmis de 
la vache qui rit
fernand raynaud en sourire publicité agence havas 
le petit marocain exhubérant en reportage afrique-film merci
compte rendu humour sous-développé l'Opinion de minuit
football cartes espagnoles et télévision-nounours 
dors dors bien
              ton mauvais rêve de juste 
dors dors bien
              chère foule
                         de jérusalem à grenade

bonne année camarades
camarade tu consommes
                     tu t'empiffres 
le maroc est le plus grand consommateur de ivliisky du monde
clament radio-médina radio-bidonvilles 
camarade tu tournes
                   tu te présentes au spectacle
tu ne craches pas sur les produits-finis de la somaca 
tu collectionnes
                tu t'installes
tu te méfies de l'héroïsme
                          l'aventurisme
                                       le terrorisme
des poètes
          race bizarre à taux de suicide curieusement élevé 
ça sent mauvais tous ces détours 
                                n'est-ce pas
tout cet organico-physiologico-érotico-lyrico-mal orienté 
avec si peu de citations
                        de refrains
                                   si peu de références 
tu te coules doucement ta petite vie de lutteur entre deux week-end 
à repas pour dix
tu observes les arrêts
                      les transitions
                                     les interdits de dépassement
à la vitesse qu'il faut
                              comme dans le code de la route 
tu consultes la table des lois
                              de notre temps bien sûr
sûr de toi
          sûr de vous
                     camarades


vient le 1er mai
et par déferlements gosiers tranchés au laser du cri 
masses rationnelles régénérant la parole 
en diagnostics sans appel
                         nous dictent
reprends ta farine américain
                            Ho ho hochiminh
travailleurs et étudiants 
maintenant le pouvoir au peuple
                               che che guevara 
par déferlements mémorandum 
banderoles forum livres à blanc 
en slogans mûrs force motrice
                             ho ho
langue vacille brasiers masque
                                che che
bilan traduit en dialecte collectif

1er mai printemps de la parole 
3 heures pour 365 jours d'aphasie 
c'est peu tellement peu même pour raconter un cauchemar c'est peu
tellement peu même pour une résolution au suicide c'est peu tellement
peu le temps que dure une plaidoirie pour sauver la tête d'un 
condamné
or nous sommes aujourd'hui près de 15 millions 
faisons le compte des analphabètes des parias des exilés des chômeurs 
des prisonniers des inadaptés des drogués des putains des 
syphillitiques des paralytiques des sous-alimentés des déracinés des
alcooliques des geôliers des fous de dieu
que restera-t-il?

3 heures pour 365 jours d'aphasie
c'est peu tellement peu pour chausser la liberté et en ruer les morts 
pour dégueuler l'anesthésie et sauter les barrières de l'hôpital pour 
faire sauter les 77 cadenas qui nous bouclent les lèvres
je maudis cette liberté
sursis compte-gouttes surveillée au chronomètre

voilà le bilan
              à remettre
                        à remettre
                                  jusqu'à la mort du chien
camarade
je m'adresse à l'homme en toi Non pas l'homme châtré 
des morales non pas l'homme de tes manuels ou des discours de 
l'o.n.u.
je m'adresse à l'homme en toi   L'homme à racines   l'homme à 
démences visionnaires   l'homme à orgasmes   l'homme à poings 
qui ne mâchent pas leurs doigts   l'homme à bistouri d'insoumission 
ramassé en nappes de fiel magnétiques prêtes à vitrioler 
la face du génocide.
je m'adresse à l'homme en toi   L'homme à fissions d'actes le titan 
à longues enjambées d'histoire.   Ton rêve m'importe.   Tes courses
frénétiques enlisé dans les sables mouvants m'importent.  Tes faux 
pas m'importent autant que ta démarche sûre vers l'homme total 
et tes obsessions.   Et ton errance pardi.   Tes doutes.   Tes certitudes.
Ta liberté fauve de nomadismes.
Je partage le sel et le pain avec toi lorsque j'éjacule un poème et 
nous savons tous superstitieux ou pas ce que cela veut dire.  Nous 
nous entreveinons pour que le sang soit entre nous la seule frontière
d'exigence.
Le poème.   Le partage.   Le silence nous tuera.  Toute vie privée est 
un scandale.  Je me présente.   Tête nue.   Provocateur.   Oui pour 
provoquer le créateur qui est en toi   Tous les créateurs qui sont 
en vous.   Crieur public en affiches de neurones placardées sur 
le mur du silence.  Spéléologue du soulèvement prochain.

spectateurs
           n'acceptez pas le silence
chacun s'impose son silence
N'EST PAS HOMME CELUI QUI ACCEPTE LE SILENCE 
cadavres cadavres
                 derricks
                         minarets de cadavres 
candidats au suicide quotidien 
vous vous suicidez chaque jour en acceptant le silence 
vous raidissez
              cadavérisez
                         jaunissez
                                  chaque jour en clouant vos
glottes et vos poings
chaque assemblée est une manifestation
                                      sinon c'est un cimetière
je vous le dis
              L'HOMME PARLERA
                             SON RÈGNE ARRIVERA
 


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