souffles
numéros 13 et 14, 1er et 2e trimestre 1969

b. jakobiak : à propos de l'édition en france
et de l'éditeur p.l. oswald
pp. 47-49

 

     Il y a peu de libraires au Maroc. Peu de gens qui achètent des livres... Alors vient un peu n'importe quoi... au hasard... Aussi se rendre compte de ce qu'est l'édition, la diffusion, la vente du livre dans les pays privilégiés est-il difficile.

     D'où ce petit instantané: là-bas, l'édition est devenue industrie; son seul souci: la clientèle!... faire acheter!... mais comme on ne peut savoir quel produit plaira on joue sur le nombre. Les écrivains? simple matière première... En effet, si société Gallimard ou Denoël ou Laffont ou Le Seuil..., j'ai suffisamment de capital pour lancer 3 ou 4 ou 500 romans dans l'année, j'ai statistiquement toutes les chances d'osciller entre tel ou tel bénéfice... une douzaine se vendant bien, lesquels? j'ignore... Il suffit de sortir des livres... dans le tas le gros lot!... comme à la Bourse ou au tiercé... Quoi qu'il en soit bon an mai an, dividendes normaux garantis!... Les grands magasins l'ont compris: ils font la pige aux librairies!... Qui choisit les heureux gagnants? les best-sellers?... personne!... le client, c'est-à-dire un magma imprévisible de besoins tous plus ou moins artificiels: tel événement politique aux antipodes, tel cataclysme, telle marote qui a pris, dont journalistes et reporters et puis critiques ont eu l'idée de tirer parti, en même temps, sans savoir pourquoi!... Ainsi la linguistique, ainsi le casse-tête à trois, «nouveau roman» - «nouvelle critique» - hyper-sérieux adepte docte...: ainsi le jeté journalistique des vulgarisations à sensation sous fond de teint sociologico-économique; ainsi de prétendues histoires, ainsi des semblants de documents, ainsi... ainsi... etc.

     ...Plus d'oeuvre choisie pour ses qualités à elle... c'est plutôt du colin-maillard. Et bien sûr plus de poésie!... On pense avoir passé l'âge: conçu déjà anti-poète le bourgeois français a gagné! Il lui aura fallu 3 siècles... Et même les «progressistes» français sont dans ce domaine absolument embourgeoisés. Ils ne savent même plus qu'existe, possible, vivant, vivable, un autre langage..., n'ont plus que le leur: le «bon» journal..., plus ou moins tous, en puissance, vieil atavisme, inquisiteurs!

     Pas besoin de Sibérie, nous y sommes: toute émotion authentique, toute vitalité singulière, toute variété des choses, des êtres, des peuples, congelé! iceberg! momifié fossile au microscope examiné!... ah ces finesses d'une langue! pas à parler! trop écrite! exsangue...: blizzard figé, mutisme horrible!... Quand on pense que «la symphonie pastorale» ait pu passer pour un hymne à la sensualité!... potiches! dorures! mondanités!

     C'est bien de tout cet héritage qu'ont marre, entres autres, les étudiants en France. Pour ce qui est du livre, un jeune éditeur, pas industriel lui, Pierre-Jean Oswald, s'efforce depuis une dizaine d'années de ne pas jouer ce jeu cannibale, de donner à lire, à entendre même, et autre chose que ce brouet.

     Refusant la complaisance ambiante, il a d'abord publié, pendant la guerre d'Algérie, l'honni, le nié, l'éliminé: l'Algérien... et cet autre honni, nié, éliminé: le poète. ...Entreprise frisant l'impossible!

     Sa situation précaire, le marasme de la critique incapable de reconnaître la poésie qu'elle a plus ou moins reléguée au rang des archaïsmes; ne la cherchant même plus; le mercantilisme absolu des agences de diffusion... l'indifférence des libraires... ne lui permettent pas de publier seulement ce qu'il voudrait; de plus, le travail de titans qu'ils sont obligés de s'imposer, lui et sa femme, pour seulement parvenir à continuer l'entreprise, ne leur laisse sans doute ni le temps, ni la disponibilité d'esprit qui leur permettraient un choix plus rigoureux.

     Cependant son catalogue offre déjà des oeuvres et des auteurs importants.

Dans la collection «l'aube dissout les monstres»:

     «la complainte des mendiants arabes de la casbah» d'Aït Djaffer où les coupures de la phrase obligent à un rythme, à une intonation, à une voix donc intimement liée à la révolte, à la violence d'autant plus intense qu'elle est contenue, impose une poésie orale, simple, directe, vigoureuse... L'insoutenable scandale devient concentrée dynamite car même ceux qui prétendent ne pas comprendre la poésie ne trouveront pas là le faux-fuyant de la prétendre obscurité.

     «le toujours de la patrie» de Nordine Tidafi dans une radicale simplicité sait exprimer la tonique certitude du peuple algérien luttant contre l'occupant et d'une certaine façon, par cette lutte, déjà libéré,

     «choix de poèmes» de César Vallejo, homme de coeur mais sans aucune complaisance, atteint à une densité où la douleur de vivre est liée intimement à un amour des «pauvres types» sans jamais sombrer dans le fade, l'obscène complaisance des humanismes d'intention.

Dans la collection «la poésie des pays socialistes»:

     «choix de poèmes» de Vélimir Khlebnikov (édition bilingue) fait regretter de ne pas connaître le russe; même dans la traduction est sensible cette tension entre les mots, signe d'une poésie vraiment libérée des pensées préfabriquées portées par la langue; s'impose alors une syntaxe singulière, l'énergie du poète devient en chacun une force brisant les slogans qu'on nous veut, tout conformisme!

Dans la collection «théâtre africain»:

     «chants pour hâter la mort du temps des Orphée» de Daniel Boukman, antillais réfugié en Algérie, un ensemble de pièces (dont Orphée Nègre - que nous avons publié dans le Nº 6 de Souffles) où les «damnés de la terre» des Antilles trouvent la voix de la dénonciation et apprêtent les armes de la révolution. (a.l.)

Dans la série «théâtre en France»:

     «napalm» d'André Benedetto qu'il faudrait surtout voir car l'essentiel y sont la mise en scène et le jeu des acteurs; le livre en donne une idée et peut contribuer à la création d'un théâtre politique moins didactique que celui de Brecht c'est-à-dire plus libéré de la tradition psychologique et du réalisme se méfiant de l'émotion, du «vérisme»; la pièce n'est pas construite sur le canevas d'une histoire ou d'une leçon; elle est une succession de scènes sans liens apparents mais dont la continuité s'impose, chacune jouant un aspect de la guerre du Vietnam; jeu efficace dans la mesure où il permet d'éprouver un peu plus chaque fois ce qu'est, pour l'homme, américain ou vietnamien, cette guerre.

Dans la collection de poche:

     Pierre-Jean Oswald, sans doute parce qu'il a réussi à toucher un publie français déjà conditionné, n'échappe pas dans son choix à l'intimisme fade ou à l'engagement de principe

     «l'enterreur et autres poèmes» d'Oliven Sten exprime bien, cependant, le désarroi, la vitalité muselée et comme endormie d'une génération traumatisée dans sa jeunesse par la seconde guerre mondiale.

     «la poésie africaine d'expression portugaise» de Mario de Andrade à la fois historique de cette poésie et témoignage sur la poésie de mobilisation et de combat qui se crée au jour le jour dans la foulée irréversible de la lutte populaire armée. (a.l.)
 
 


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