l'appel de l'Orient (extraits)

par abdellatif laâbi

pp. 58-62

1.

     Je cherche l'emplacement
de ce battement dans mon corps
je cherche la source
de cette voix dans mon gosier
je cherche l'épicentre
de ce séisme dans ma poitrine
cette hémorragie intérieure
cette tumeur
cet Orient
Je fouille dans mon cerveau
dans mes artères je poursuis cette pulsation
dans mon foie je traque cette vésicule
dans mes poumons ce ballon d'oxygène
cette source imprenable dans mes reliefs
cette circulation
cette tornade venue de l'est
cet Orient
Mais c'est mon corps indivisible
mais c'est ma voix de toujours
mais c'est mon sang qui coule
depuis les abattoirs chevauchant le Jourdain
depuis les citadelles du Golfe
depuis Jérusalem

2.

     Il a neigé sur Jérusalem toute la nuit
Jérusalem dans mon rêve était insaisissable
elle portait le masque de la mort
et de la soldatesque
Jérusalem était barbare et sans nom
cachait ses tatouages
cachait ses dômes
ses seins d'offrande
pour ne montrer que son flanc ratissé
Dans mon rêve Jérusalem était agonisante
sur ses murailles guettaient les charognards
et ses fils pleuraient
le couteau sous la gorge
Jérusalem était belle
elle se tordait sur son lit de mort
repoussait le linceuil préparé
refusait l'eau des ablutions finales
il avait neigé sur Jérusalem toute la nuit

3.

     J'ai vu Damas Beyrouth
en deuil
mais ce n'était pas le deuil de Jérusalem
qui couvrait les murs de Damas et de Beyrouth
les inscriptions parlaient d'un homme
ignoraient la terre
et Jérusalem sa matrice
Damas Beyrouth
en files simiesques et tragiques
derrière les corbillards syboliques
du dernier pharaon
tombé sous les coups
du surmenage
et du Remords
Jérusalem saignait
puis brusquement
attaquée par un mirage
rejaillissait de l'autre côté du Jourdain
semblable et pourtant différente
Amman la relayait
tant le charnier était colossal

4.

Nuit
comme si la nuit
fatalement devait être
le lieu privilégié du crime
ruines — sangs
30.000 cadavres héroïques
30.000 étoiles filantes
illuminant l'aube cramoisie de l'Orient
l'arabe achevant l'arabe
l'espoir haché en mille effigies de la Honte
sur les armoiries rutilantes
des trônes vénéneux
ruines — sangs
Zarka rasée
les camps en flammes
aux pieds du Néron-Nabot-Roi-Mercenaire

5.

     Ô Baghdad
nous avions proclamé pourtant
que c'est Babylone qui devait être détruite
et que nous allions construire sur ses ruines
la cité de la fraternité
et voilà que les hordes de l'Occident barbare
et de l'Orient barbare
se sont abattues sur les Justes
pour que règnent le Fric
et les robots d'outre-Atlantique
Baghdad Ô Damas
de quelle indifférence êtes-vous capables
de quelle froideur
vous saviez pourtant l'immense souffrance
de ce peuple
vous saviez pourtant
de quelle mission il était en train de s'acquitter
Damas Ô Baghdad
je sais maintenant que vous m'aviez menti
je sais que les palais se repeuplent
je sais maintenant
quel stupre lugubre se cache dans vos entrailles

6.

     J'imaginais le Caire
rebelle
forte de ses millions de bras et de chants
et le peuple du Nil en autant de voiles gonflées
à l'assaut du ciel
éparpillant la horde
mais la patrie de toutes les renaissances
ressemblait à une vaste prison
où des généraux défaits
avaient parqué leur peuple
et à la porte de laquelle
ils s'agenouillaient devant l'ennemi
pour signer leur acte de reddition
Le Caire terrassé
comme un poignard fulgurant dans le dos
comme une gorgée d'eau refusée au condamné

7.

     Ô fraternité rigide
nous avons tout à réinventer maintenant
après les traitrises monumentales
et la chute des masques
mais c'est une nouvelle logique qui gronde
elle fleurit d'abord
sur la bouche des canons
des nouveaux voilés
qui repeuplent notre histoire
nous vengerons l'espoir et la lumière
nous vengerons les avortements historiques
d'abord la parole
d'abord les certitudes arrachées à la nuit
d'abord l'Arme
Nous n'étions donc pas morts
de nos montagnes
des camps et des grottes d'internement
s'élèvent déjà
les voix canonnières des déshérités
la voix tocsin général des travailleurs
s'élèvent déjà
les poings et les index
où s'accumule la soif ardente
de tous nos déserts coalisés
la soif d'armes et de cibles
localisées déjà
sur l'itinéraire de nos plaies
et dans la topographie du future foudroyant …

                                                                           Rabat, septembre 1971



souffles: sommaire du nº 22 (novembre-décembre 1971) ou sommaire général

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