la main et le cerveau
ouvriers-étudiants et étudiants-ouvriers
en Albanie

pp. 38-39
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     Mon enquête sur l'industrie albanaise s'ouvre, en 1969, par la visite d'une entreprise qui produit des pièces de rechange pour le matériel agricole : l'usine Le Tracteur.

     Dès mon arrivée, je suis reçu par un groupe de camarades qui m'expriment les regrets d'un absent : le secrétaire du syndicat ne pourra pas venir, il suit des cours à l'Université.

     Habitué, comme tout Français, à la division du travail intellectuel et du travail manuel, je m'étonne : « Qu'est-ce qu'un ouvrier peut bien faire à l'Université ? »

     II y poursuit la formation professionnelle continue qui permet à un manœuvre de devenir, en quelques années, ingénieur en chef ou directeur d'entreprise.

     Notre secrétaire de syndicat, par exemple, a suivi des cours techniques et secondaires à l'usine. Il finit maintenant la première année de faculté des Sciences. Il va donc recevoir, dans un peu plus de deux ans, le titre de licencié et devenir ingénieur en mécanique.

     Il suit actuellement à Tirana des cours de mathématiques et de physique. Mais il reçoit à l'intérieur de l'entreprise tout le reste de sa formation. Cette méthode lui permet de continuer ses études, en restant à l'usine.

     Ainsi, entré au Tracteur avec une instruction primaire, il a pu, sans abandonner l'usine, sans quitter la classe ouvrière, arriver à l'équivalent albanais du baccalauréat mathématiques-technique. Il va faire trois années d'enseignement supérieur et prendre, en fin de compte, ses fonctions d'ingénieur, sans avoir a aucun moment rompu avec un milieu prolétarien.

     Il n'a été désigné ni par la direction, ni par de mystérieux psychologues qui lui auraient posé des questions bizarres. Il a été élu par ses camarades de travail. Les assemblées d'ouvriers ne peuvent pas savoir si le camarade choisi détient le meilleur « facteur G » comme disent les spécialistes américains, ou la plus forte intelligence générale, pour parler plus simplement. Mais ils ne se trompent guère quand il faut désigner un copain capable d'acquérir une formation mathématique et physique sans perdre le contact avec la vie quotidienne de l'usine.

     Notre secrétaire syndical obtiendra sa licence en trois ans. Il en faut cinq à tel étudiant sorti d'une école secondaire. Pourtant, tous deux acquièrent les mêmes connaissances.

     En effet, ce responsable ouvrier du Tracteur n'est pas entré directement à la Faculté. Un ouvrier n'arrive pas d'un seul coup à la formation de cadre supérieur. Il lui a fallu suivre plusieurs enseignements préalables, devenir d'abord ouvrier qualifié, puis acquérir le niveau de technicien. A chaque étape, il peut donc prendre appui sur une pratique déjà accumulée.

     En outre, certaines notions scientifiques sont déjà connues — ou à tout le moins approchées par la pratique — sur la base d'une expérience acquise à l'intérieur de l'entreprise. Par exemple, pour régler certaines machines, dites universelles, un ouvrier utilise des croquis tracés sur papier millimétré.

     Il suffit de lui faciliter la prise de conscience intellectuelle de son activité professionnelle pour qu'il bénéficie de cette formation en mathématiques. Il en va de même en ce qui concerne la résistance des matériaux, la technologie des métaux ou de la machine. Des cours complémentaires lui permettront d'acquérir rapidement l'information qui pouvait lui faire défaut.

     Cette méthode d'enseignement fait penser à la « pédagogie en arche » (1) qui va d'une expérience pratique très particulière, d'un geste de travail, à une idée qui s'en dégage et qui l'éclaire. Encore faut-il chercher à former des ingénieurs sans les couper du monde ouvrier. Sur ce point, la politique albanaise diffère radicalement de celle des entreprises françaises.

     Avant d'accéder à la licence, il faut atteindre le niveau du baccalauréat. A l'intérieur même de l'usine fonctionne une école technique secondaire avec trois branches : fonderie, métallurgie et mécanique. Pour atteindre ce niveau, il faut quatre ans à ceux des ouvriers qui ont été huit ans en classe, et deux ans à ceux qui ont fait douze ans d'école.

     La majorité des travailleurs du Tracteur suit l'un des vingt-deux cours différents qui forment vingt-deux types différents d'ouvriers qualifiés ou de cadres. L'enseignement est donné soit par les ingénieurs, soit par les techniciens les plus compétents.

     La formation prend, en général, aux ouvriers douze heures par semaine, dont trois heures prélevées sur le temps de travail. Lorsqu'un examen doit être passé en fin d'année, il donne droit à trois semaines de congé complet avec salaire intégral.

     Pour éviter que l'emploi du temps soit surchargé, les activités des diverses organisations militantes n'ont jamais lieu les mêmes jours que les cours de formation. Cette précaution est d'autant plus utile que tous les travailleurs appartiennent à l'Union professionnelle, et la génération montante dans son ensemble à l'Union de la jeunesse.

     Aux ouvriers-étudiants viennent s'ajouter les étudiants-ouvriers : au sortir de l'école de huit ans, obligatoire pour tous, un certain nombre d'adolescents, recrutés sur le plan national, sont orientés vers des « collèges de réserve de travail » ou, si l'on préfère, l'enseignement technique.

     Les jeunes sont formés pendant deux ans en vue d'une activité dans le bâtiment, l'agriculture, les travaux publics, la métallurgie, etc. Ceux qui se destinent à l'industrie mécanique sont installés tout près de l'usine Le Tracteur dans un établissement fort bien aménagé. Ils suivent leurs cours au collège, mais ils viennent aussi dans les ateliers participer à la production. Dès ce moment, d'ailleurs, ils gravissent les échelons : sur une échelle de sept catégories ouvrières, ils peuvent accéder au troisième, voire au quatrième échelon pendant leur temps d'école. Ces travailleurs d'un type inconnu jusqu'alors réussissent bien à l'usine.

     Voilà maintenant quatre ans que l'usine Le Tracteur fonctionne normalement. Vingt-trois jeunes ouvriers sont en train d'y terminer l'école secondaire technique. Ils ont été entièrement formés à l'entreprise dès la sortie de l'école primaire. Et, parmi les vingt-trois, se trouvent quinze jeunes filles. L'ex-« sexe faible » est à la pointe de la lutte pour le savoir. Dans la société capitaliste que nous connaissons, on parle de « l'égalité des chances ». Mais les fils d'ouvriers ont bien peu d'occasions d'accéder à l'enseignement supérieur.

     En outre, le travailleur albanais ne devient pas ingénieur en écrasant ses camarades, mais avec leur appui.

     L'assemblée générale d'atelier ou d'usine désigne ceux qui poursuivront leurs études. Elle leur demande, certes, un effort personnel. Mais tout l'atelier, toute la section à laquelle ils appartiennent suivent leur effort et les soutiennent.

     Les vingt-trois jeunes qui, à l'usine Le Tracteur, viennent d'accéder au baccalauréat technique, sont heureux pour eux-mêmes et pour leur famille. Ils savent qu'ils sont un sujet de fierté pour leurs camarades, que leur succès individuel fait plaisir, bien sûr, et que, surtout, leur effort est apprécié parce qu'il leur permettra de mieux construire le socialisme, donc de mieux défendre la patrie révolutionnaire.

     On peut rencontrer en France de rares ingénieurs d'origine ouvrière. Mais ils ne peuvent pas rester proches de leurs anciens compagnons de labeur lorsqu'ils gagnent douze à dix-sept fois plus qu'eux.

     En Albanie, il peut demeurer un copain : l'échelle des salaires va de 1 à 3 dans le pays tout entier. Et, dans plusieurs cas que j'ai contrôlés, l'ingénieur touchait à peu près 150 % du salaire le plus bas de l'usine. En outre, nous verrons que l'exercice du contrôle ouvrier place politiquement le cadre sous le contrôle des mêmes hommes qu'il dirige techniquement. Ainsi, une fraternité vivante demeure-t-elle possible.

                                                                                        (D'après Albanie, terre de l'homme
                                                                                        nouveau, de Gilbert Mury. Cahiers
                                                                                        libres. Maspero. 1970
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(1)     La pédagogie en « arche » retrouve le schéma développé par Mao Tsé- toung dans « A propos de la  pratique ». Mais les psychologues qui ont élaboré cette méthode l'ignorent probablement.
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