Au sujet d'un certain procès
de la littérature maghrébine
écrite en français

par abdellatif laâbi

pp. 62-65

     Tout semble indiquer depuis quelque temps, qu'un nouveau procès de la litterature maghrébine dite d'expression française soit engagé. En l'espace de quelques mois, plusieurs critiques s'en prirent, d'une manière plus ou moins directe, à cette littérature en tant que telle, à certains de ses représentants, de l'ancienne ou de la nouvelle génération, à certains organes où ces écrivains publient leur production, notamment SOUFFLES (1).

     La mise au point suivante n'est motivée ni par un quelconque instinct de conservation, ni par la défense a priori de ce secteur de la création littéraire au Maghreb. Nous pensons avoir été parmi les premiers à relever certaines contradictions insurmontables de cette littérature, les cul-de-sac sur lesquels ont débouché plusieurs écrivains maghrébins de langue française. Nous avons attiré aussi l'attention du public maghrébin sur les dangers d'assimilation à la culture bourgeoise occidentale auxquels plusieurs écrivains maghrébins ont été exposés et s'exposent toujours.

     Nous avons dénoncé en son temps, tous les courants inauthentiques et marginaux qui se sont manifestés depuis les origines dans le cadre de cette littérature : folklorité, intimisme, misérabilisme, ethnographisme. etc...

     Enfin, nous étions parmi les premiers à appeler (et à l'appliquer dans l'action quotidienne et dans la réalité concrète) à ce que notre production maghrébine en français soit orientée, dans sa communica-tion pratique (édition-distribution) et dans sa logique profonde, vers son public véritable : le public maghrébin et arabe en premier lieu. Nous n'avons jamais cessé de dénoncer les œuvres qui furent et qui continuent à être des plaidoyers en faveur de notre société, de notre culture, des cahiers de doléances dirigés vers l'appréciation et le visa de mérite du public de l'ancienne métropole colonisatrice. Nous avons œuvré et nous œuvrons toujours pour que cette production soit traduite systématiquement en langue arabe.

     C'est dire que nos positions sur les problèmes de cette littérature n'ont jamais été dictées par un quelconque esprit de sectarisme ou d'appartenance à une communauté linguistique ou culturelle spéciale, séparée.

     Le passé, le présent comme l'avenir de notre littérature nous n'avons jamais cessé de les considérer dans leurs problématiques d'ensemble et nous n'avons jamais raisonné unilatéralement en fonction de la littérature dite d'expression française.

     Autre précision : beaucoup des critiques mentionnées s'adressent aux écrivains qui publient dans SOUFFLES ou à la revue en tant que telle.

     Sur ce point précis, il ne s'agit plus de laisser planer la moindre ambiguïté quant au contenu et à l'orientation de la revue.

     Si SOUFFLES a été au départ une revue essentiellement poétique et littéraire, elle a réussi à opérer, au fil des années, un élargissement et une reconversion considérables. Il faut être réellement de mauvaise foi pour ne pas le reconnaître et pour ne pas saisir la signification de cette courbe de progression. SOUFFLES, et ceci est clair pour tous nos lecteurs, est aujourd'hui une revue culturelle et idéologique. La production littéraire ou artistique prenant sa place, au rang qu'il faut parmi les nombreuses rubriques de la revue.

     L'équipe de SOUFFLES entend , comme elle l'a réaffirmé dans le prologue du n° 16/17 et la présentation des rubriques Action idéologique, Luttes ouvrières, Nation Arabe, SOUFFLES-Art et littéraires mener la bataille sur le front idéologique et culturel par tous les moyens d'expression et d'analyse. En fait, cette option dépasse de loin le simple élargissement d'un éventail de matières et de sujets. Il y a là l'indication claire que l'équipe de la revue a décidé d'en finir avec les séparations intellectuelles et artificielles entre création et réflexion, théorie et pratique. La production littéraire ou la critique littéraire n'ont de sens pour nous qu'intégrés au combat idéologique et culturel le plus large.

     Une revue littéraire, dans les conditions présentes de notre lutte, équivaudrait à vouloir enfermer les écrivains dans le ghetto d'une secte mystique ou du jargon d'une corporation artisanale.

     C'est ce que la plupart de nos Oudabas n'ont pas réussi à saisir jusqu'à maintenant, perpétuant leurs rêves de sauver l'humanité par le seul pouvoir de leurs écrits.

     Ces précisions nécessaires étant acquises, revenons-en maintenant aux termes de cette campagne d'intoxication afin d'en dégager les motivations et les intérêts qui la sous-tendent. Ce qui nous frappe, en premier lieu, dans les divers articles mentionnés, c'est leur ton passionnel et haineux.

     Avant de répondre au contenu de ces articles, il est utile de s'arrêter à leurs auteurs, d'autant plus qu'ils sont loin d'être isolés ou indépendants de certains courants idéologiques que les intellectuels militants n'ont cessé de combattre.

     Connaissant depuis longtemps ces auteurs, sauf celui de la revue parisienne Afaq Arabia qui n'a pas eu le courage de signer son article, nous ne sommes nullement étonnés que l'injure et la provocation soient les seules armes critiques qu'ils puissent utiliser. Ces oudabas ont démontré depuis des années leur incapacité à prendre leurs responsabilités, liés qu' ils sont à tout ce que l'idéologie bourgeoise a de sournois et de pernicieux et s'enfonçant de plus en plus dans le cercle vicieux des intellectuels de cafés, des intellectuels pleurnichards.

     Voilà donc que ces écrivains « progressistes » (comme si ce mot n'était pas devenu depuis belle lurette une maison de tolérance), ces écrivains qui se sentent « étrangers » dans ce monde, dans cette société (c'est le leitmotiv de la revue « futuriste » 2.000 dont le premier numéro vient de paraître), ces admirateurs plats de Albert Camus (l'Etranger lui aussi), Jean-Paul Sartre (la Nausée), Robbe-Grillet, bien qu'ils s'expriment en arabe et montent jalousement la garde autour de la culture nationale, du patrimoine arabe, de « l'authenticité », comme s'il s'agissait d'un monopole qui leur était acquis de droit, voilà que ces écrivains « conscients » (autre leitmotiv favori) se découvrent brusquement l'adversaire et le bouc émissaire désigné pour compenser toute la retenue d'énergie qu'ils n'ont jamais voulu ou pu dépenser pour lutter contre les ennemis de toute culture de libération : le néo-colonialisme et l'impériaiisme culturels, la culture et 1'idéologie bourgeoises, l'idéologie technocratique et universitaire bourgeoise. Il devient alors manifeste, et c'est ce que nous montrerons, que ces écrivains, totalement déphasés par rapport à la bataille culturelle et idéologique véritable qui est celle de tous les intellectuels militants au Maroc et au Magnreb, deviennent à nos yeux des alliés objectifs des courants idéologiques qui sont de connivence avec l'appareil idéologique répressif global.

     Ce courant petit-bourgeois et opportuniste ne nous étonne nullement en un moment où la lutte de la jeunesse, des étudiants, des travailleurs et des masses, populaires en général est en train de dévoiler quotidiennement la démission de certaines couches intellectuelles privilégiées, leur engagement progressif dans le système idéologique répressif, leur trahison à la lutte et la cause des masses exploitées.

     Confinés dans leurs cercles de strip-tease intellectuel, participant assidûment à la presse bourgeoise, ces mandarins sont à peine capables de murmurer quelques oppositions à la tutelle des idéologues bourgeois, opposition qui n'arrive d'ailleurs guère à dépasser les termes d'un conflit de générations.

     Et voilà que des terrasses de leurs cafés et du haut de leurs tours d'ivoires existentialistes, ces intellectuels se mettent à vouloir aimer le peuple et à verser la larme quotidienne de crocodile sur sa misère et l'injustice qu'il subit.

     Ce genre d'amour étouffant pour les masses exploitées, on le sait, n'a jamais avancé les masses d'un pouce quant à leur organisation et à leur lutte contre le système de l'exploitation de l'homme par l'homme.

     Par contre, le populisme-misérabilisme de ces écrivains-mandarins fait la jouissance particulière d'autres mandarins voulant retrouver chaque semaine les émotions d'un moment de bonne conscience (c'est gratuit, le complément culturel du Journal Al Alam du vendredi est compté dans le prix du numéro).

     Faut-il rappeler à nos Oudabas combien cette conception de la littérature et du peuple rappelle les élans des vieilles dames s'occupant d'œuvres de bienfaisance ou de socités protectrices des animaux ?

     Encore quand nos intellectuels-mandarins veulent bien « prendre pour sujet » Allai ou Hoummane, jardinier, portefaix, paysan pauvre.

     Mais voilà qu'ils veulent paraître à la page et démontrer que les techniques dernier cri de la nouvelle ou de la poésie ultra-moderne ne sont pas des secrets pour eux.

     Rassurez-vous, ces intellectuels ont lu (souvent dans l'édition originale) les derniers ouvrages de messieurs les structuralistes ou le dernier manuel de comment tel poète luxembourgeois a dépassé la poésie articulée. Sur ce plan, c'est-à-dire en matière d'aliénation par le surproduit de la culture bourgeoise. Ils n'ont rien à envier aux intellectuels francisants dont la « culture mère » est étrangère. Disons même que parce que ces écrivains croient avoir du regard à rattraper et que l'homme cultivé est celui qui connaît tout, ils se jugent obligés de déployer un zèle particulier pour qu'aucune mode nouvelle ne leur échappe.

     Cela donne « la littérature d'avant-garde ». Robbe-GrilIet, Sarraute, Ionesco, V. Woolf, R. Barthes sont passés par là. Cela donne aussi des héros déchirés, abattus, des nausées existentielles et, parce que c'est soi-disant avant-gardiste, de l'audace sexuelle. Tel écrivain croit avoir créé un inédit fulgurant dans l'histoire de la littérature arabe parce qu'il a mis en scène dans une de ses nouvelles deux homosexuels.

     En dehors de toute cette cuisine intérieure de ce qu'on appelle « les secrets de la création littéraire » ou « l'inspiration », la seule préoccupation de ces écrivains semble être la publication. L'écrivain croit avoir rempli son rôle lorsqu'il voit, chaque quinzaine, son nom sur un journal ou revue nationaux ou du Proche-Orient.

     Et ainsi, tous les deux ans, son siège au Congrès des écrivains l'attend. Il soutiendra une motion pour la Palestine, une autre contre l'intervention « étrangère » (2) au Viet-Nam et une troisième sur la nécessité de la liberté d'expression et l'indépendance de l'écrivain.

     Nous nous en arrêtons là concernant l'anecdote pour en venir à l'analyse elle-même. Mais nous avions jugé utile de donner au lecteur, surtout maghrébin et autre (3) une idée des préoccupations et positions de ceux qui se présentent aujourd'hui en inquisiteurs attitrés de la littérature maghrébine écrite en français et de la revue SOUFFLES, et ceci au nom de « l'authenticité » (Al Asalah), du progressisme et, chose curieuse, de la moralité (4).

     La question fondamentale qu'on doit se poser en définitive est la suivante : qui a intérêt aujourd'hui à étouffer la voix des écrivains maghrébins dits d'expression française ? II nous apparaît clairement, considérant les instances et les milieux d'où partent les condamnations les plus passionnelles ou les plus sournoises, qu'il s'agit :

1 — des milieux de la bourgeoisie locale, traditionnaliste ou moderniste qui n'a cessé depuis le déclenchement du mouvement national de barrer la voie à toute prise de conscience réelle des masses exploitées de leur véritable projet de libération sur le plan culturel et politique. Qu'elle déploie l'étendard de l'idéologie théologiste et de l'arabisme étriqué ou qu'elle prenne le masque démocatique et moderniste, cette bourgeoisie s'est toujours présentée comme la dépositrice unique et inconditionnelle du patrimoine spirituel et culturel national et arabe.

     Aujourd'hui, ce monopole craque de toutes parts avec la montée irréversible des forces militantes et populaires qui ont saisi le sens profond de cette mainmise de la bourgeoisie sur la création et l'action culturelles. La bourgeoisie démontre, et ceci ne fera que s'accentuer, qu'elle n'est capable de produire qu'une culture décadente et antipopulaire, allant à l'encontre de la prise en charge par les masses exploitées de leur culture.

     Mais ce qu'il faut préciser, c'est que cette bourgeoisie est la seule classe possédant actuellement, du moins au Maroc, de puissants moyens de diffusion, notamment sur le plan de la presse écrite.

     Par ce canal, la bourgeoisie locale a réussi à drainer vers elle et à assimiler progressivement de nombreux cercles d'intellectuels petits-bourgeois dont le souci majeur est de trouver un terrain public où donner libre cours à leurs démangaisons cérébrales. Cet opportunisme congénital a conduit la majorité de ces intellectuels à être objectivement complices de l'idéologie bourgeoise ou dans les cas les moins pessimistes à ne constituer qu'une opposition interne dans le cadre de la même idéologie.

     Ces vérités évidentes pour un intellectuel militant conséquent, nous n'avons cessé de les répéter, espérant que cela pouvait aider à la clarification et à libérer ceux qui avaient tendance, en principe, à ne pas se laisser intégrer dans le système idéologique bourgeois.

     Cette clarification, les engagements et l'action qui s'ensuivent, ont été toujours pour nous la seule plateforme en vue d'un dialogue adulte, sérieux et militant avec n'importe quel écrivain.

     Que ces milieux donc dirigent aujourd'hui leurs flèches contre nous, nous le comprenons aisément. Nous n'avons jamais accepté de compromis et le rassemblement de toute la gent écrivante dans une corporation pacifique n'a jamais été notre souci majeur.

     Néanmoins, nous ne sommes pas de ceux qui agissent par rancune ou qui désespèrent de la perfectibilité humaine. Nous ne refusons jamais le dialogue, la plateforme de ce dialogue étant, nous l'espérons, claire aujourd'hui.

2 — cette campagne d'intoxication provient aussi des milieux ou instances de la petite-bourgeoisie bureaucratique maghrébine (et ceci est notamment valable pour l'article d'Afaq Arabia) mus essentiellement par la rancœur contre les intellectuels en rupture avec les expériences sociales et politiques de certains pays maghrébins. Ici le problème est plus complexe et nécessite pour une meilleure appréciation la participation d'autres écrivains maghrébins, surtout, algériens. Ce que nous pouvons toutefois préciser en toute objectivité, c'est que nous refusons que la littérature maghrébine de combat écrite en français ou ses représentants qui refusent de se laisser embrigader deviennent les boucs émissaires d'une politique qui est loin d'être parvenue à libérer les masses algériennes.

     Nous avons malheureusement trop connu dans les différents pays maghrébins la triste expérience d'une démagogie renouvelée concernant le problème de l'arabisme et de l'arabisation pour ne pas nous méfier de ces flambées généreuses qui relèvent plus du défoulement et du transfert que d'options imprimées dans la réalité et dans l'action.

     Il est facile de proclamer la mort d'une littérature qui a joué son plein rôle dans la lutte de libération contre le colonialisme et qui continue à jouer son rôle aujourd'hui sur le plan de la décolonisation et de la lutte anti-réactionnaire et anti-impérialiste. Ce qui est plus difficile, c'est de lever les obstacles, et dans chaque pays maghrébin, qui empêchent les masses maghrébines de s'exprimer et de balayer toute tentative de reconquête néo-coloniale ou impérialiste sur les plans idéologique et culturel et aussi, bien sûr, économique ou politique.

     Lorsqu'on commence (et c'est ce que fait l'auteur de l'article d'Afaq Arabia) à mettre dans le même sac A. Sefrioui (littérature folklorique) et Kateb Yacine (littérature de la révolte), Mouloud Feraoun et Rachid Boudjedra, nous sommes en droit de nous douter des motivations de ce confusionnisme, fût-il étayé par les meilleurs systèmes de classification des sciences humaines.

     Pour conclure, nous pensons que l'écrivain maghrébin, quelle que soit sa langue d'expression, doit être plus que jamais vigilant vis-à-vis de toutes les tentatives de mystification visant à l'éloigner de son objectif permanent de lutte sur le front culturel et idéologique, contre toutes les forces conjuguées de la réaction et de l'impérialisme.

     Notre bataille est claire. Dans ce contexte, il est évident que les milieux qui lancent aujourd'hui la pierre aux écrivains maghrébins militants sont soit ceux qui sont objectivement liés aux classes dominantes et exploiteuses, soit ceux qui ont démissionné (tout en maintenant un jargon progressiste) quant à l'entreprise de libération des masses exploitées maghrébines et à la lutte radicale et sans compromissions contre le néo-colonialisme et l'impérialisme. Cette bataille commence à peine. Elle nécessite pour son développement que les écrivains mettent toutes leurs énergies au service des masses laborieuses et exploitées, qu'ils plongent dans le corps vivant du peuple afin de se corriger, d'apprendre, d'avancer et de faire avancer. La littérature de nos peuples de demain dépendra de cet engagement qui ne souffre aucune hésitation.


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(1)         — Ibrahim Al Khalib. « A propos de l'oeil et la nuit d'A. Laâbi ». Revue Afaq. Rabat (Revue de l'Union des écrivains du Maroc). Automne 1969.
             — Idriss Khury « L'avant-garde marocaine à la recherche d'un microphone» Revue Shi'r (Beyrouth). No 46, Printemps 1970.
             — Abd Almoumen (pseudonyme). « Appréciation de la littérature maghrébine d'expression française. A propos du roman de l'algérien Rach'd Boudjedra : « La répudiation ». Revue Afaq Arabia (Paris), n° 11, Mai 1970.
             — Ahmed Sabri « Pourquoi je n'ai pas signé le Manifeste de la revue SOUFFLES au sujet de la Palestine»  (Souffles n° 15. Spécial Palestine). Revue 2.000  
(Rabat) n° 1 Juin - Juiillet 1970.
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(2)     Au dernier Congrès de l'Union des écrivains du Maroc, la motion sur le Viet-Nam a été rédigée telle quelle.
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(3)     Le lecteur marocain connaissant directement l'inaction, les compromissions et la production des écrivains dont nous parlons.
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(4)    Voir l'article de A. Sabri, la Revue 2.000 op. cit
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